Vases communicants

Sophie Pouliot

Des vases communicants sont des récipients connectés entre eux à leur base par des canaux. Lorsqu’on verse ou retire un liquide dans l’un des contenants, ce liquide se répartit dans chacun jusqu’à atteindre une même hauteur dans tout le système. Ce qu’on observe : une ligne horizontale droite. Peu importe la forme, le volume ou la disposition des contenants sous cet horizon continu, peu importe l’aspect des jointures entre chacun, tant qu’il y a un espace pour que le liquide transige, cet état d’équilibre peut être atteint.

Cette exposition de Nicolas Baier respecte en quelque sorte le principe des vases communicants, toutes les oeuvres étant reliées entre elles par des thématiques communes qui habitent le travail de l’artiste depuis longtemps : la perception, la science, les questionnements existentiels, la connaissance, la technologie, la limite mince ou inexistante entre le naturel et l’artificiel. De vastes champs conceptuels qui sillonnent l’exposition et qui tracent un réseau d’idées reliant chaque œuvre. Peu importe l’aspect, la forme des œuvres, ces concepts les emplissent et tendent vers un équilibre, qui s’apparente à l’atteinte d’une forme de vérité.

La vérité n’est pas simple à définir et change constamment selon la discipline qui la sonde, selon le contexte dans lequel on se situe, selon le stade de l’évolution des idées et des découvertes qui définit l’époque dans laquelle on se trouve. Mais toujours la vérité demeure cette aspiration vers laquelle on tend, ce point où, nous semble-t-il, ce qui nous entoure serait éclairé d’une lumière nouvelle, révélatrice. On discerne cette forme de quête autant dans les questionnements qui sous-tendent les œuvres de l’exposition, que dans les interrogations qu’elles évoquent. Alors que l’on transige à travers des objets qui nous renvoient les dessous ou les évidences de notre réalité, des « Eurêka » peuvent surgir en nous. Le passage d’un faisceau lumineux sur quelque chose qu’on ne croyait même pas chercher.

Cette toile tissée entre les œuvres de l’exposition s’étend aussi à d’autres pièces antérieures, créant ainsi un vaste réseau à la fois actuel et rétrospectif. En effet, de par leur forme et l’intention qui les anime, certaines font écho à des œuvres marquantes des expositions précédentes de Baier. Ces filiations témoignent de la cohérence de l’ensemble de son travail, qui se penche encore et encore sur des questionnements insondables, mais également du passage du temps qui modifie les réponses et traitements de ces questions. Malgré leur fixité, ces œuvres sont avant tout caractérisées par l’évolution de l’artiste et de la société dans laquelle il navigue. En revisitant des cheminements intellectuels déjà parcourus et des formes déjà manipulées, Baier intègre un dynamisme dans son processus créatif, qui permet au changement de se manifester. Ce changement est un peu le moteur ou la matière même de ses représentations ancrées dans l’évolution de tout : la matérialité, la société, les recherches, les idées. Mais aussi de nous. Alors que l’on a parfois tendance à se concentrer sur les changements qui surviennent autour de nous, notamment les avancées technologiques rapides, nous oublions que nous évoluons aussi. Ce mouvement temporel façonne le regard de l’artiste et de celle ou celui qui regarde, et par le fait même cette vérité vers laquelle le corpus tend.

Les aspects rétrospectif et évolutif vont de paire dans Vases communicants. On peut parler d’une rétrospective, parce que non seulement ces œuvres renvoient à de plus anciennes, mais elles ont, d’une certaine manière, toujours été sous-entendues dans le corpus global de Baier. En un sens, elles ont toujours été. Simplement, ici, elles sont concrétisées, soumises au passage du temps qui a transporté les apports nécessaires à leur création.

L’emboîtement perpétuel du présent et du futur sur le passé, cette ritournelle continue, s’applique à nos existences aussi. Bien que l’évolution soit le plus souvent entendue comme ce parcours fortement étiré d’une espèce qui n’est pas perceptible pour un individu, elle se meut aussi à plus petite échelle. Ces œuvres rapidement transformées au fil des ans nous rappellent que l’altérité nous guette, que les questionnements qui les soutiennent résonnent différemment avec l’écoulement du temps. Alors que cette exposition atteste d’un nouveau pas dans le processus créatif de Baier, elle est aussi un parcours rétrospectif qui nous invite à nous observer en tant qu’être changeant, qui est interpellé de manière variable par ces thématiques larges.

Les expositions antérieures de Nicolas Baier traçaient des voies d’exploration balisées, par exemple la magnification de la représentation scientifique ou les constellations de la voûte céleste qui deviennent une métaphore de celles de notre savoir. Dans Vases communicants, on retrouve un entrelacement de tout ensemble. Au-delà du propos clair et évocateur transmis par chaque œuvre, de l’ensemble émane aussi un fatras d’idées, un réseau trop complexe pour être délié.

De ce semblant de brouillard qui plane sur l’exposition émane toutefois une présence plus appuyée, celle de la technologie. Elle est partout, autant dans l’idée que dans la forme. En fait, se trouve-t-on devant un brouillard ou plutôt aveuglé par cette omniprésence?

Alors que Baier présente la technologie comme un aboutissement de l’évolution humaine, il la dépeint aussi comme si intimement liée à notre environnement, à notre existence, qu’il devient difficile de reconnaître la source de cette évolution : est-ce la technologie ou l’humain qui nous fait avancer? Est-ce l’existence humaine qui trace une voie ou bien l’outil technologique lui-même, qui incarne une nouvelle forme de vie et qui détient une forme d’intelligence rivalisant dans certains cas  avec la nôtre? Cet entrelacs de ce que nous sommes et de ce que nous produisons tapisse cette exposition, y intégrant tantôt chaos, tantôt fusion.

PARCOURS

Perception

La perception est inhérente à toute recherche sur le monde et toute compréhension. En art, elle est le point d’entrée de toute œuvre. Alors qu’il est question ici d’une exposition qui aborde la connaissance, l’œil perceptif a tout à fait sa place. Non seulement il est notre outil premier pour appréhender notre monde, il désigne aussi le regard qui se tourne vers lui-même. Alors que le regard scientifique est souvent rivé sur l’observation de la réalité extérieure, il semble de plus en plus se diriger vers l’intérieur. En effet, la conscience humaine est ce nouveau cosmos à étudier, cet infiniment près qu’on ne discerne pas, qu’on vient à peine d’effleurer.

Baier nous rappelle que ce regard qui s’auto-observe est tout de même situé, que le pôle de l’infiniment près est relié à celui de l’infiniment lointain. Le Soleil nous positionne dans cet univers vertigineux et sa forme circulaire incarne plusieurs couches de perspective sur notre monde. Être au centre de cette forme géométrique a façonné d’innombrables théories en science, a longtemps été un a priori. Maintenant que le géocentrisme n’est plus, il n’en demeure pas moins que l’on tend à positionner l’humain au centre de tout. Baier s’exécute sur des variations de cette centralisation à travers l’exposition, nous forçant à revoir constamment notre place en ce cercle.

La forme ronde caractérise aussi Photo, un assemblage de morceaux de cristal de silicium, matériau que l’on retrouve dans les capteurs de caméras. La photographie a toujours fait partie du travail de Baier, qui l’a entre autres utilisée pour capter son espace personnel et l’environnement naturel. La photographie renvoie aussi à une forme d’art qui se rapproche de l’objectivité, qui rend l’image telle qu’elle est, qui fixe l’impermanence. Photo est un peu comme un obturateur ouvert qui laisse entrer la lumière. La lumière, qui est un élément quasi-constitutif des deux autres œuvres de ce corpus et qui est métaphore de vérité.

Reflet

La lumière, le reflet, ce regard posé sur nous-même habitent aussi Crypte. La pièce Autoportrait (2011-2012) y est intégrée, ce bureau dont tous les éléments sont faits de chrome. Il s’agit d’une réplique parfaite du bureau de Baier qui est disposé dans un cube de verre. Le miroir renvoie ici à l’activité intellectuelle de réflexion, mais aussi au miroir comme vanité. Se regarder soi-même, se situer dans cet espace réflexif. Cette occupation de l’artiste, l’observateur doit aussi s’y prêter. En intégrant des matériaux réfléchissants dans ses œuvres, Baier contraint la personne qui regarde à prendre position vis-à-vis l’œuvre et ce qu’elle représente.

Dans Crypte, le bureau de l’artiste est contextualisé : il est placé dans son studio, lui aussi entièrement chromé. Cette mise en abyme démultiplie les reflets produits et les étend à l’espace environnant, qui renvoie lui aussi des réflexions de l’artiste et de sa surface de travail. Alors que cette profusion de réverbérations rend difficile d’y voir clair, tout se transforme lorsqu’on prend connaissance que l’entièreté de cette image est modélisée. Tout est construit. Est-ce possible de se voir dans quelque chose qui n’est pas?

Le miroir éclaté de Point de fuite rend compte de cette contemplation difficile, voire même impossible. Renvoyant également une multiplicité de reflets, sa surface fissurée impose une non-réflexion ou trop de réflexions à la fois. Alors que le miroir nous permet en quelque sorte de nous observer à la troisième personne, de nous regarder comme l’on regarde un phénomène distant, Point de fuite ne nous permet pas de poser sur nous ce regard objectivant.

Le reflet déformé est aussi présent dans l’œuvre Binaire où la photographie d’un arbre est doublée de son reflet altéré par le mouvement à la surface de l’eau. Bien que la cause de cette copie imparfaite soit naturelle, Baier lui ajoute une autre dimension : la copie est entièrement dessinée sur ordinateur. Alors que le reflet ondulé de l’arbre est juste, ce doublon approximatif peut aussi évoquer notre doute quant à la capacité de la technologie à dupliquer parfaitement la nature.

Approximation/Erreur

Nicolas Baier a déjà magnifié les erreurs technologiques par le passé. Au lieu d’y voir une faiblesse, il y a discerné une poésie. Non seulement, les fautes de la technologie peuvent avoir une valeur esthétique, elles témoignent aussi du rapprochement de cette technologie et de l’humain. L’erreur fait partie intégrante de nous, pourquoi ne se retrouverait-elle pas dans ce qu’élaborent les machines? Qui plus est, le développement de nos connaissances est souvent basé sur l’erreur, alors celui des technologies l’est aussi.

Capture est tout simplement la saisie d’image d’un bogue informatique lors du téléchargement d’un document. Ce dérèglement de l’ordinateur nous apparaît ici comme pratiquement intentionnel. Les couleurs et les textures sont précises, malgré l’imprécision à la base de sa génération.

L’œuvre Lounge représente quant à elle un espace modélisé grâce à une application simple, mais somme toute puissante, qui peut être installée sur un téléphone portable. Encore une fois, l’approximation de l’environnement scanné, qui témoigne d’un manque d’achèvement du logiciel utilisé, nous révèle une image où il semble y avoir une détermination esthétique. Soulignant l’évolution de ces programmes encore imparfaits, Baier a fait tisser cette œuvre sur un métier Jacquard, qui autrefois requérait l’emploi d’une carte perforée Falcon, clin d’œil aux balbutiements de l’informatique.

Matérialité

Malgré la teneur scientifique de l’exposition, Nicolas Baier nous rappelle qu’il s’agit avant tout d’art visuel, notamment avec la pièce Coulisses. La valeur esthétique de ce que produit la machine, et qui est mise de l’avant dans certaines pièces, devient en quelque sorte le sujet de cette œuvre. À travers cette profusion de pièces produites grâce à des processus divers et très complexes, cette revisitation du carré blanc sur fonc blanc nous offre un rappel de la peinture comme médium par excellence en art. D’ailleurs, Baier l’a utilisée par le passé pour rendre sur toiles l’imagerie scientifique, se servant de ce médium notamment associé à la représentation du sacré pour évoquer, entre autres, le déplacement de la foi en la science. Ce rapprochement est encore approprié pour cette œuvre, bien que le pinceau utilisé ne soit pas le même : c’est l’ordinateur qui a été l’outil cette fois. Cette modélisation de la matérialité de l’art nous force à nous questionner sur la capacité créatrice de la machine. Une forme de vertige vis-à-vis cette possibilité que la technologie nous prenne notre dernier bastion, cette créativité qui ne devrait pas pouvoir être calquée, s’installe jusqu’à ce qu’on observe cette gouttelette rentrée dans la toile. Cette erreur de relief qui change complètement notre regard sur l’œuvre.

L’importance de la matérialité de l’œuvre joue aussi son rôle dans Bas-relief où différents types de réseaux sont gravés dans du corian, qui réplique le marbre. Ce matériau renvoie à l’Antiquité, cette ère fondamentale sur le plan intellectuel, notamment en ce qui a trait au développement de la philosophie. On se croirait devant le fragment d’un temple inconnu où les enchevêtrements de systèmes racinaires et numériques attestent de l’anticipation du rapprochement du naturel et de l’artificiel dans les balbutiements de la connaissance.

En sollicitant la technologie, Nicolas Baier nous invite à sonder l’humain en tant qu’être réfléchissant, mais aussi en tant qu’être vivant. Ce nouvel infini à explorer qu’est la conscience humaine est avant tout organique. En recourant à des outils habituellement utilisés pour l’étude du vivant sur des objets technologiques, il semble que Baier recherche des traces d’éléments biologiques dans des objets entièrement artificiels.

Dans les Réplications, on retrouve des radiographies d’ordinateurs assiégés par des réseaux de blob, un organisme capable de se ramifier de manière ultra optimale. On se croirait devant les résultats radiographiques d’une machine malade. Alors qu’on nous présente souvent la technologie comme ayant un parcours voué à aboutir à un surpassement de la nature, on s’imagine ici que cette nature l’a freinée dans son élan.

Ce renversement est aussi présent dans Nervures, œuvre pour laquelle un microprocesseur a été examiné par un microscope électronique. C’est l’assemblage de centaines de photographies qui forment cette image où l’outil du biologique observe l’outil de l’artifice. L’analyse par microscope d’un microprocesseur peut servir à vérifier sa qualité de fabrication, donc à confirmer les possibles défauts de la technologie.

Invisible visible

Malgré les imperfections qui la constituent, la technologie demeure puissante et s’immisce dans toutes les sphères de notre existence. Ses interventions dans notre vie quotidienne sont maintenant si fluides qu’on ne les remarque plus. Elles sont devenues quasi-naturelles. Baier nous montre cette complexité qui nous échappe totalement dans Black Box, une réplique complète en impression 3D d’une tour d’ordinateur, qui a été insérée dans une boîte noire. Chaque pièce de la machine a été reproduite. Toutes les pièces y sont, mais nous ne voyons rien. Dépôt de nos données et de notre foi collective en la science, l’ordinateur est devenu un appendice vital de notre conscience. Paradoxalement, cependant, sa logique interne échappe à son utilisateur moyen. Bien qu’il nous aide à réfléchir, l’ordinateur lui-même reste largement impénétrable. Dans sa complexité mystérieuse, il rappelle cet autre processeur de connaissance mal compris, l’esprit humain. Ici, sacralisée par l’espace de la galerie, la forme mystérieuse et monolithique de la boîte noire suggère une intelligence extraterrestre – une divinité dotée d’une sagesse hors de notre portée.

Jachère est cet autre ordinateur caché, cette fois sous un drap. On devine sa forme sous les plis du tissu. Baier le couvre ainsi pour nous rappeler l’invisibilité de cet objet visible ou bien pour nous indiquer qu’il ne l’utilise plus, qu’il l’épargne de la poussière comme on le fait pour un meuble dont on ne se servira pas pour longtemps. Son outil de travail principal étant sur le point de devenir autonome, il n’a plus besoin d’être devant pour qu’il s’active.

Fossile

Pour SAS, Nicolas Baier a imprimé en trois dimensions une multitude de composantes d’ordinateur et les a assemblées pour en faire un monolithe noir qui ressemble à un mausolée. Un monument dans lequel toutes les données que nous avons générées sont stockées, une représentation numérique de notre existence. De la résine a ensuite été coulée sur toute cette accumulation, pour la fossiliser. Baier nous positionne devant cette nouvelle forme de pérennité rendue possible grâce à la technologie. La nature n’est pourtant pas bien loin : l’ambre qui permet ce type de fossilisation est initialement de la résine sécrétée par des arbres.

Vases communicants

Vases communicants vient clôre ce parcours d’idées en mettant en scène le studio de l’artiste et la nature. Chaque recoin du studio de Nicolas Baier et chaque élément de ces paysages naturels ont été modélisés pour produire une illusion totale. L’espace de création de l’artiste entièrement fait de surface réfléchissante gonfle l’activité réflexive qui y est inhérente, qui qualifie tout rapport que l’artiste entretient avec ce qui l’entoure. Il ne fait pas qu’habiter ce lieu, il l’imprègne d’une incessante quête de sens.

Ici, l’artiste n’apparaît toutefois pas dans son espace. Les machines sont seules, autonomes. Les trame sonore nous laissent comprendre qu’elles travaillent, qu’elles s’affairent à créer. La réplique de notre raison dans la technologie fait de nos outils, qui ont déjà été de simples silex utilisés pour couper la chair de bêtes, des structures infiniment plus complexes qui rivalisent maintenant avec la raison même qui les a produits. En juxtaposant ces machines avec des images de la forêt, Baier nous rappelle cependant que ce cheminement de la technologie a toujours été implicite dans l’évolution naturelle.

Les sauts vers la nature rapprochent les structures technologiques et biologiques, fusionnant les produits de l’esprit humain et ceux du monde organique. On assiste à un échange continu entre le monde étudié et le lieu où cette étude est pratiquée, entre la recherche de connaissance et le lieu où se situe cette connaissance. Cet amalgame de dualités vient brouiller cette division et fait entrer en communion les pôles du naturel du non naturel. Vases communicants devient ainsi un rappel que cette limite est poreuse, voire même inexistante. Cette incapacité à distinguer l’artificiel et le naturel qui anime toute l’exposition nous empêche même de deviner quelles parties de ce texte ont été générées par un algorithme d’intelligence artificielle et lesquelles ont été écrites par un être humain. La seule différence que l’on pourra toujours tracer avec assurance entre l’humain et la machine est que nous sommes mortels et que la technologie ne l’est pas. Tels des vases communicants, ces œuvres sont liées entre elles, traversées par notre quête de sens, par notre désir de comprendre, par cette soif de capter quelque chose qui veut dire plus, qui donne raison à notre mortalité.