Réminiscence (vision d’artiste)

Nicolas Baier

 

Réminiscence est une œuvre à haute teneur spéculative.

Dans les faits, c’est un échec.

Je voulais, à l’aide de programmeur professionnel et de logiciels puissants, reculer dans le temps, plusieurs millions d’années dans le passé, et «photographier» le mélange gazeux et poussiéreux du début de la formation de la terre, sous le contrôle thermique et gravitationnel du soleil. On m’a vite fait comprendre qu’avec les moyens technologiques dont nous disposions, et l’état actuel de nos connaissances, l’impossibilité d’une telle entreprise était à envisager…

L’aboutissement se veut une «vision d’artiste», comme celles, souvent futuristes, que l’on peut facilement voir en googlant l’expression. Ces illustrations sont même souvent utilisées par les scientifiques ou les ingénieurs pour mettre en lumière leurs propositions, pour aider à vulgariser leurs énoncés.

Si il y a un tissu formel, une volonté esthétique derrière ce projet, c’est de laisser le processus suivre son cours. L’image, la proposition, serait le résultat de cette longue opération. On a simplement placé la caméra (le point de vue dans le logiciel) à une hauteur et dans un angle en plongée, qui nous garantirait une vue du dessus d’un horizon nuageux. En un mot, il n’y a pas de construction de la composition picturale. Ce qu’il y a à voir n’est rien d’autre que l’achèvement du mécanisme.

Cette formation nuageuse est le produit d’une modélisation 3D à partir de données climatologiques. L’oeuvre imagine la formation gazeuse aux premiers âges de notre planète. Elle fait voir un magma fondamental. Elle célèbre la création des origines. Elle évoque les forces et les beautés de la nature. Elle éclaire les mystères du monde, à perte de vue.

La question de l’origine demeure fondamentalement insoluble puisqu’elle suppose un point de départ à partir d’un déjà là incompréhensible.

En y regardant de plus près, à perte de vue : un panorama de stratocumulus, des cumulus, sans doute quelques cumulonimbus, et peut-être quelques combinaisons de cirrostratus. Un amalgame improbable…

Mais là n’est pas l’important.

Les nuages, dans l’histoire de la peinture de paysage, sont souvent peints pour animer picturalement l’espace monotone que serait le ciel sans leur présence. C’est un peu le tissu conjonctif de cette zone de la composition. C’est le bouche-trou utile qui dynamise l’ensemble. Un sujet qui indique vaguement l’état climatique des lieux, la réalité du ciel.

Régulièrement aussi, dans la peinture religieuse, le nuage est l’objet qui fait référence au divin, le messager des Dieux, le sujet qui installe la trame dramatique de la scène. Dans l’Art moderne, et abstrait, il peut suggérer l’infini.

En faire la matière principale, le propos unique d’un tableau ou d’une photo m’intéressait. La dimension vaporeuse, presque onirique, avec «le point de vue de Dieu» que propose ce tableau, me séduisait et m’agaçait de prime-abord.

Avec mon éducation catholique, j’ai été habitué à séparer le corps et l’esprit, un peu comme souvent, en philosophie, on fait une nette distinction entre la nature et la pensée. La nature étant ce qui est autonome par rapport à la pensée, indépendante de la pensée. J’ai un problème avec cette proposition.

Ce que nous appelons «Nature», nous devrions le nommer «L’il y a». «Nature», «Univers», «Réalité», des synonymes qui incluent tout ce qui existe. La pensée étant incluse dans l’univers, en en faisant intrinsèquement partie. L’Univers est à l’intérieur de mon corps, je le respire, je le digère. Mais il est aussi mes tripes et mes poumons, ma peau, mes yeux, mon cerveau et tout ce qui me compose. Mon corps, mais tout autant mes pensées font partie de l’Univers, et aussi minuscule suis-je par rapport à son immensité, je suis lié à la Nature comme le Khazneh de la cité antique de Pétra est inhérent à la masse rocheuse de la falaise qui le compose.

En résumant grossièrement, nous sommes la chair à penser de l’univers, la matière à rêver de la nature.

Un passage du philosophe Québécois Pierre Bertrand : «Nous pensons à l’univers comme se trouvant au plus loin, mais il se trouve également au plus près. Si nous ne le voyons pas parce qu’il est trop loin, nous ne le voyons pas non plus parce qu’il est trop près, devenu à nos yeux trop familier. En fait, le familier et l’étranger sont entremêlés. Nous intégrons les choses à nous et nous nous ouvrons à elles. L’inconnu est proche et lointain. L’univers nous apparaît froid, désertique et mort, en contraste avec la Terre regorgeant de vie, mais toute vie est mortelle. La mort est radicalement autre et pourtant nous entrons en elle comme dans le sommeil. De même, nous pensons connaître les gens que nous côtoyons, mais une part d’eux nous échappe comme elle leur échappe à eux-mêmes. La vie est tout aussi énigmatique que la mort. Nos sciences et nos techniques nous donnent un sentiment de maîtrise, mais celle-ci est partielle. Aussi grands, savants et performants sommes-nous, nous sommes petits, ignorants et impuissants devant la mort. Si « la fin du monde » prend la figure d’une apocalypse cosmique, elle prend plus souvent celle de la mort de tel et de tel vivant. Chaque fois qu’un vivant meurt, le monde prend fin.»

La science nous apprend que tout pourrait n’être que mathématique. En effet, au plus petit du petit, ce qui compose chaque chose pourrait n’être que le même matériau. C’est la juxtaposition, l’amalgame, la disposition de la construction qui ferait de chaque élément ce qu’il est. On serait presque tenté de croire à un dessein, à une prémisse. La Nature, l’Univers, la Réalité, L’il y a, faudrait-il rajouter à cette liste de synonymes «la Conscience»? Comme une entité qui elle aussi engloberait tout, au-delà de celle que

nous connaissons, la nôtre, qui semblerait bien minuscule en comparaison. La nôtre fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a. Les lois physiques qui nous régissent sur cette planète, notre composition chimique même, font sans doute obstacle à une compréhension claire du «tout».

Fait intéressant : peu importe le logiciel de rendu 3D utilisé, la construction d’un nuage n’est jamais un objet ou une masse. Cette configuration est la somme de la juxtaposition d’une quantité variable de points.

Si je reviens à l’image, la tentative était simple : En spéculant, reculer assez dans le temps pour illustrer ce mélange gazeux et rempli de particules, du début de la formation de notre planète, du système solaire, pour faire un portrait fictif de nos origines communes, la Nature et «nous», fusionnés, sans gravité terrestre.

Cette image, c’est une vaine et candide tentative de rallier ces deux idées en fait indissociables, et de les mélanger dans un mixte inséparable.

Le titre, Réminiscence, fait référence à une construction de l’esprit, à un souvenir qui n’a jamais été gravé dans l’esprit d’un humain.

En fait, il faudrait aller plus loin, et photographier de l’hydrogène et de l’hélium en fusion, puisque c’est la base connue de tout ce qui nous compose et nous entoure.

Cette image, en fin de compte, contribue à sa façon à remettre en question le sens que l’on donne à l’idée du vivant. Ce que nous appelons le vivant. Ce mélange gazeux qui nous a fait, ce mélange de tous les éléments qui ont charpenté la planète et ce qui s’en est suivi, n’est-il pas lui-même vivant?

Une étoile, qui est la base de tout ce qui est connu, n’est-elle pas fondamentalement vivante?

Comment la source ultime du vivant ne pourrait-elle pas elle même en faire partie?

La définition du vivant ne pourrait-elle pas aussi inclure les virus?

Inclure le langage? Ne sommes-nous pas l’animal porteur du langage? Comme si c’était un virus? Olivier Dyens parle du langage et de la civilisation comme de «réplicateurs» qui se serviraient de l’humain comme d’un simple véhicule (voir “Enfanter l’inhumain”). Comme dans une relation parasite/hôte, où l’un et l’autre gagnent à vivre en synergie.

Nous pensons avoir créé le langage, mais finalement, n’est-ce pas le langage qui nous a créés? N’est-il pas apparu en même temps chez l’humain comme un virus s’installe dans une population victime? N’est-il pas ce qui nous caractérise et nous différencie en essence, ce qui fait de nous ce que nous sommes?

Sans doute vaudrait-il mieux aussi revoir notre façon de comprendre l’art. L’art ne montre peut-être pas le réel, il ne le désigne pas et ne le suggère sans doute pas : Peut-être qu’il le crée.