À une époque où tout semble reposer sur la science et où nous nous ajoutons constamment de nouveaux membres ou extensions incarnés par la technologie, il semble qu’un sens autrefois procuré par la religion repose maintenant dans cette connaissance objective que nous tentons de posséder sur tout ce qui nous entoure. Des outils de plus en plus puissants affinent notre rapport au réel et changent la portée desquestionnements fondamentaux que génère notre existence. L’appropriation de sens passe par l’appropriation des phénomènes, allant même jusqu’à leur maîtrise. On peut percevoir cette scientificité généralisée comme trop rigide, inhumaine, mais il est possible d’y déceler une poésie que certains y font germer.
Bien que la raison nous permette de parvenir à des explications rigoureuses des phénomènes et de comprendre ce qui nous entoure, une rationalisation du monde demeure autre, presque opposéeà son expérimentation : l’être humain ne vit pas l’existence de la même manière qu’il l’explique ou qu’il sel’explique.
Le travail de Nicolas Baier fascine par la diversité qui le caractérise. L’artiste a touché à une multitude de techniques, de processus, de médiums, cherchant toujours à répondre de la manière la plus juste qui soit à ses réflexions, à concrétiser de façon rigoureuse ses idées. La forme n’est que moyen. Sa finalité n’est toujours que vérité. Et cette vérité, pour l’artiste, s’est transformée au fil des ans, au fur et à mesure de ses expériences et de son gain de maturité, pour se transposer dans ce qu’il cherchait à représenter. Une vue d’ensemble de cette évolution cohérente, qui tend aujourd’hui vers les questionnements les plus existentiels, éclaire et permet de comprendre davantage ce qui, dans la pensée de l’artiste, est subordonné à son travail actuel.
On peut concevoir la transformation du travail de Nicolas Baier comme un jeu progressif dans l’espace. Il se préoccupe au début de son environnement immédiat, de la spatialité qu’il occupe le plus souvent et qu’il connaît trop bien. En s’attardant au banal, il veut justement le montrer comme étant, au contraire, remarquable. C’est avec la photo qu’il trouve des stratégies permettant de revoir le monde par le biais de diverses techniques qui éclairent les accidents, qui soulignent l’hétérogénéité de notre espace. On observe bien ceci dans l’œuvre Noir/Nuit(fig. 1), où cette volonté d’évoquer plus grand que l’image elle-même se sent déjà. Les petites lumières d’appareils électroniques sont les seuls points visibles d’un photomontage où l’obscurité règne, et où elle régnerait en totalité si ce n’était de ce que nous créons.
En élargissant la portée de ses premières préoccupations, Nicolas Baier s’est logiquement dirigé vers des thèmes et des idées d’importance fondamentale pour l’être humain. Il a agrandi l’espace balayé par son regard pour en arriver à des concepts qui ne peuvent plus être détectés par l’œil, qui s’avèrent trop immenses pour être perçus, même entièrement compris. On observe une gradation réfléchie allant de pair avec la progression du travail de l’artiste, qui cherche, au fil du temps, à approfondir ce que sont la représentation, la perception et les dessous de ces concepts clés en art.
Comme la physique contemporaine qui cherche obstinément à unifier la science sous une seule théorie qui pourrait tout expliquer, Nicolas Baier veut tout ramener sous le sigle de l’art afin d’en extraire un sens. Tout l’intéresse, tout est porteur de sens. Les questionnements sous-jacents à son art proviennent des abîmes les plus profonds de l’esprit humain, des incompréhensions les plus fortes qui affectent notre rapport à l’existence. Au cours de ses premières expérimentations avec la photographie, avec l’apprivoisement de son milieu intime, après la manipulation des images formant notre environnement, il s’est nourri de symboles, de processus, mais il a surtout nourri sa soif d’apprendre, de plus en plus difficile à étancher. On pourrait qualifier de métaphysique la phase dans laquelle il se trouve maintenant : c’est au sens du monde entier, de l’humanité qui l’habite qu’il s’attaque.
La valeur de recherche accolée maintenant à son travail prend aujourd’hui tout son sens, alors qu’il s’intéresse de plus en plus aux différents modes de connaissance, se liant à divers champs du savoir. Alors que nous sommes devenus créateurs du sens propre de notre existence, qu’une vérité absolue ne parvient plus jusqu’à nous de l’extérieur, nous nous voyons contraints de creuser des voies qui s’amorcent en nous et qui s’étendent en périphérie. En lançant notre quête vers le dehors, nous nous lançons dans notre monde, notre cosmos, notre réalité. Nous nous lançons dans un vide où les seules réponses qui nous atteignent s’obtiennent à travers nos perceptions, nos sensations, nos expériences vécues.
Là se trouvent les seuls indices auxquels nous avons droit. En avançant sur cette voie, nous accumulons un savoir. Et même si ce savoir est grand, qu’il augmente avec le temps, jusqu’à devenir lui-même inaccessible, de par sa finitude qui se rapproche davantage d’une infinité, nous ne parvenons jamais à la réponse. Nous demeurons impuissants, laissés à nous-mêmes dans un réel dont nous ne connaissons pas les limites, dont nous ne connaissons même pas la matière. L’être lucide dans son cosmos est contraint d’accepter l’impensable, l’inacceptable : l’impossibilité de comprendre et d’expliquer ultimement ce qu’est l’existence, ce qu’est sonexistence, ce qu’est le monde. Mais il continue de chercher et se réconforte dans les constructions qu’il se fait sur ce monde. On retrouve dans le travail de Nicolas Baier une sacralisation qui ne passe pas uniquement par une magnification physique d’images et de concepts scientifiques, mais également par l’incarnation d’idées et de thèmes auparavant confinés au sacré. Dans une ère séculière où le sens des choses semble nous manquer, l’art se tourne vers des sources disparates et ne s’adresse plus de la même manière à la religion, tout en reprenant ses grandes questions. C’est maintenant de la science que Baier cherche à extraire une spiritualité et une poétique qu’il intègre dans ses œuvres. On pourrait ainsi le qualifier d’artiste engagé : engagé dans une réappropriation du droit de représenter l’irreprésentable.
Ces dernières années ont été marquantes dans le développement de l’œuvre de Nicolas Baier, non seulement en ce qui a trait à ses créations, mais surtout aux idées qui les organisent. Bien que ses œuvres se jettent dans des interrogations et des notions des plus variées, et qu’elles usent de technologies tout aussi diverses, on peut sans doute les rassembler sous le sigle de la quête de vérité.
Cette dernière est incarnée par une trilogie d’installations en cours d’élaboration : trois bureaux, chacun exposant le lieu d’une démarche intellectuelle distincte. Ce trio sera constitué de l’environnement de travail de l’artiste, de celui de l’astrophysicien et finalement de celui du philosophe. Chaque parcours sera composé d’œuvres spécifiquement rattachées au métier qu’il met en scène.
Du premier bureau découle un chemin qui revisite l’histoire de l’art en jouant avec sa forme, en explorant ses possibilités et ses limites de la représentation. Une copie parfaite du bureau de l’artiste lui-même a été créée en chrome et placée dans un cube de verre (fig. 2). C’est ici que le terme « réflexion » prend tout son sens, où ses multiples significations se voient symbolisées par les réverbérations du matériau réfléchissant. D’une part, la réflexion comme activité de penser, le début de toute connaissance, le début, entre autres, du travail de l’artiste. D’une autre, le miroir comme vanité : se regarder soi-même, réfléchir à soi, ce qui permet ensuite à l’artiste de se déplacer, de se resituer, de s’extirper de ce qu’il regarde. Le matériau affecte également l’observateur, le poussant à devoir effectuer le même travail d’autoréflexion et de réflexion tout court qui est représenté par cet espace de travail. D’ailleurs, l’utilisation de matériaux réfléchissants a toujours une fonction centrale dans les œuvres de Baier : forcer le sujet à se voir dans celles-ci, à se positionner et à se mettre en relation avec ce qu’elles représentent.
Du second bureau, le chemin de la science se fait jour : il y a conjugaison de vérité et d’objectivité. Mais dans cette volonté de saisie du réel, le sujet se voit retiré. L’artiste lui redonne sa place, le resitue dans l’univers dont il fait partie, qui fait partie de lui. L’esprit et la matière se retrouvent dans l’incorporation de la quête scientifique au sein de compositions esthétiques. Le véritable bureau d’un astrophysicien a été virtuellement reconstitué, puis éclaté (fig. 3). Les dizaines de fragments résultants ont été minutieusement imprimés en trois dimensions pour ensuite être disposés dans l’espace de manière à former une anamorphose, c’est-à-dire que l’image unie du bureau de l’astrophysicien ne peut être reconstituée que d’un seul point de vue par l’observateur. Recouvertes de peinture dans laquelle a été ajoutée de la poussière de météorite, les pièces sont immobilisées dans l’espace et le temps, laissant la chance au sujet de profiter d’un instant suspendu afin d’examiner les multiples perspectives qu’il est possible d’avoir sur les connaissances produites par la science. Cette installation dévoile cet espace de travail où un savoir objectif rigoureux est développé, savoir qui est annexé à des questionnements existentiels qui lui échappent. L’idée d’unité, aspiration si palpable dans les champs du savoir scientifique, glisse entre les mains du spécialiste qui voit ses recherches fractionnées par l’impossibilité de tout expliquer.
Finalement, le bureau du philosophe trace la voie du conglomérat des techniques de recherche sur la vérité. Cette voie est celle de l’exploration du savoir par excellence, et donc de la considération de tout ce qui se trouve sur le large chemin que suit l’être humain. Elle incorpore autant ce que la nature nous transmet que ce qui ressort de l’être. Encore une fois, c’est le vrai bureau d’un philosophe qui a été modélisé pour ensuite être déformé, mis sens dessus dessous (fig. 4). La forme est remise en question, tout comme le sont les diverses vérités considérées, réfutées, confirmées, remaniées. Ce bureau sera fait de marbre blanc, matériau qui renvoie directement à l’Antiquité, l’ère qui a vu naître cette quête universelle de la Vérité comme finalité qui nous anime toujours.
Ce projet d’installation colossal n’est pas encore complété, mais fait toutefois partie intégrante de l’œuvre de l’artiste, puisque ce dernier accorde autant d’importance aux œuvres encore au stade d’idées qu’à celles qui se sont concrétisées. Car n’est-ce pas justement grâce à la pensée qu’elles deviennent réalité? Et n’est-ce pas aussi cette pensée qui les interprète et leur octroie alors une première réalité interne, mentale, primordiale? Il y a concomitance de l’esprit et du monde dans le travail de Nicolas Baier.
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PARÉIDOLIES
Nécessairement, après avoir autant regardé autour de lui, l’artiste en est venu à se regarder lui-même, à s’arrêter sur sa propre pensée. Considérer ses idées en tant qu’idées, c’est regarder le savoir, c’est se demander d’où il vient, comment il se construit et comment il s’accumule. Cela se reflète concrètement dans son rapport à la photographie qui a beaucoup évolué, notamment dans Paréidolies, alors que Nicolas Baier la considère de plus en plus comme un objet en soi. L’intérêt de la photographie n’est plus simplement le sujet qu’elle expose, mais elle-même comme chose. Ce renversement qui se présente alors, reléguant l’image au second plan pour se pencher davantage vers un questionnement plus conceptuel sur la présentation, sur ce qui est présenté, va de pair avec un déplacement de la priorisation plastique qui laisse place aux idées. D’ailleurs, dans ce même corpus apparaissait Météorite, qui, après coup, prend maintenant des airs de signe prémonitoire quant aux futurs intérêts de l’artiste : une météorite coupée, dont la surface vue au microscope est photographiée plan par plan, section par section, des milliers de fois, devient le sujet de l’œuvre. (fig. 5). Cet arrêt sur la météorite semble agir telle une révélation : cette matière provenant du vide projette l’artiste lui-même dans l’univers, le catapulte. Cette œuvre constitue un point de pivot entre sa période de recherche ancrée dans le monde de proximité et celle fouillant celui qui nous échappe. Cette météorite provenant de l’univers infini s’échoue sur une planète habitée par des êtres qui, après un certain temps d’évolution et quelques millénaires d’écriture, se prennent pour les créateurs de leur monde. Si Nicolas Baier se met alors à s’observer et à examiner le savoir humain, c’est à l’univers tout entier qu’il doit maintenant s’adresser. D’ailleurs, ce n’est que lui qu’il peut voir lorsqu’il cherche à se connaître et à connaître tout court. La profusion de miroirs dans son travail nous apparaît alors des plus sensée : la réflexion est partout. Se rattachant au bureau de l’artiste précédemment décrit existe la série Vanitas, le corpus d’œuvres le plus prolifique de Baier, rassemblant des dizaines et des dizaines de miroirs dépareillés qui ont été scannés, puis réunis en groupes hétéroclites formant d’immenses mosaïques à l’allure mystérieuse (fig. 6). Au premier coup d’œil, on ne parvient pas à reconnaître qu’il s’agit de miroirs, la numérisation ayant supprimé la faculté de réflexion du miroir et la profondeur qu’il crée. Le miroir devient ici l’objet, s’impose enfin comme étant lui-même ce qui doit être observé, alors qu’il n’est habituellement que ce qui sert à observer, à s’observer.
TRANSMISSION
Après s’être intéressé à la représentation des objets qui nous entourent et à la maximisation de cette représentation par l’art, Nicolas Baier continue d’explorer la perception de l’être humain, mais cette fois-ci avec les limites de l’imagerie scientifique. Dans le cadre de son corpus Transmission, l’artiste s’exécute tel un scientifique, usant des meilleures technologies mises à sa disposition, afin de créer des pièces passablement complexes, qui se distinguent par un processus d’exécution excessivement laborieux, illustrant l’ardeur et le travail obsessionnel de l’artiste.
Les œuvres de ce corpus se divisent en sphères distinctes qui se rassemblent toutes sous ce positionnement de l’humain dans son espace et son temps. L’artiste propose une exploration de la visualité des sciences et nous mène vers des pistes d’interprétation multiples qui se rattachent à l’expérience humaine.
Un premier regroupement d’œuvres s’intéresse aux expériences du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) réalisées par son plus performant accélérateur de particules, le Grand collisionneur de hadrons. L’artiste a utilisé des clichés captés dans le collisionneur et les a reproduits en peinture. Ses Productions de masse(fig. 7), toutes en couleurs ou monochromes, s’appuient donc sur des images numériques produites par la multitude de détecteurs présents à l’intérieur du collisionneur, retraçant les marques laissées par les trajectoires d’ions et de protons. L’utilisation de la peinture pour ces œuvres en particulier, un médium entre autres relié à la représentation et à la propagation de la foi, évoque également l’association de ces expériences nucléaires à un objectif métaphysique et religieux : la recherche de la particule de Dieu. Ce premier corpus d’œuvres se concentre précisément sur l’exploration de l’infiniment petit.
Pour l’artiste, cette imagerie scientifique s’avère être un échec, pour deux raisons. Tout d’abord, selon lui, ce type de représentations, qui appartient à des sciences objectives, ne parvient pas à être transmis à l’observateur novice (étant donné son degré d’abstraction). Ainsi, la physique, dans sa poursuite pour faire comprendre à l’être humain l’espace qui l’entoure et les lois qui le régissent, échoue indubitablement. Pour l’artiste, recopier en peinture ces insuccès, transférer ces derniers en art, n’est que réitération de cet échec, que démonstration de l’impossibilité pour la science d’incorporer adéquatement l’humain dans sa vision de l’espace. C’est ce second constat, le rejet de l’être humain de sa spatialité, qui s’ajoute au premier échec qu’est l’inaccessibilité de la représentation visuelle de l’espace.
D’autres œuvres portant sur la topographie de l’univers, et donc sur l’infiniment grand, cherchent à illustrer la complexité du sentiment d’infini de notre monde et la manière dont cette immensité peut être symbolisée. Dans Schèmes(fig. 8), l’artiste applique une métaphore de l’astrophysicien français Jean-Pierre Luminet, selon laquelle l’univers serait un espace fini qui prendrait la forme d’un dodécaèdre. C’est cette structure géométrique, dont chaque surface est un pentagone fait de miroir, qui a été dessinée grâce à un logiciel 3D. Une source de lumière virtuelle a été placée en son centre, puis « l’intégralité » (le logiciel ne permettait que 500 réflexions) de la multitude de réflexions produites par celle-ci a été capturée. On se retrouve alors devant une représentation visuelle concrète de la topologie de l’univers, la vision d’un atlas fantasmagorique, la schématisation d’une abstraction : l’image de tout ce qui est et se montre, l’univers en entier. La série des Dodécaèdres(fig. 9) suit cette même idée topographique, avec la reconstruction géométrique de cette structure de l’espace, mais cette fois-ci vue de l’extérieur et notamment gravée dans un miroir. La problématique centrale de l’exclusion de l’être humain dans sa conception physique de l’espace est directement exemplifiée dans cette série faite de miroir. En effet, le miroir insère littéralement le sujet dans l’œuvre. Selon l’artiste, il nous rappelle que l’individu fait intrinsèquement partie de l’univers, qu’il est une composante du cosmos et qu’il ne devrait donc pas lui être possible, même par la science, d’observer l’univers en retrait. Ici, alors qu’on lui présente une image de l’univers vu de l’extérieur, il ne peut que se voir lui-même réfléchi dans cette entité. Le miroir agit toutefois comme une illusion, une illusion de résolution de l’échec de la science : l’image dans le miroir n’est pas réellement la personne qui observe, mais bien seulement une réflexion de celle-ci. Erwin Schrödinger, père de la physique quantique et lui-même philosophe, s’est penché sur cette problématique d’une manière très humble à l’égard de sa propre discipline, en statuant qu’il est absolument impossible pour l’être humain de percevoir son ego à l’intérieur du monde scientifique, parce qu’il est lui-même instigateur, créateur de ce monde. Notre ego est identique à ce tout qui est construit par lui-même, ce qui l’empêche d’y être contenu.
Cet espace qu’est l’univers et qui est absolutisé par un empirisme ne peut toutefois faire de sens sans la conscience de l’être en son sein. C’est de l’intérieur de l’espace conscient et cognitif de l’être humain que provient un intérêt théorique à expliquer le monde qui nous entoure, à élaborer un discours propre à l’explication de ce dernier. Et plus on acquiert de connaissances sur le cosmos et ses perpétuelles transformations, plus on comprend l’idée de la fatalité absolue : tout mourra, chaque être, chaque chose même, chaque étoile, et l’univers aussi. Un regroupement de quatre pièces dans ce corpus, soit SAS, Météorite 2, Réminiscence 3et Stèle, souligne cette conceptualisation de la finalité, plus précisément du passage entre ce qui est fini et ce qui ne l’est pas. SAS(fig. 10) est la numérisation d’une plaque de marbre qui fait écho à la tradition antique des stèles, portes permettant un contact entre les mondes des morts et des vivants, une communication entre le défunt et ses proches. La stèle, bien que symbolisant l’ouverture et le contact, demeure close : aucune introduction ne semble possible par cette plaque sans poignée, inébranlable, scellée à jamais. Météorite 2(fig. 11) est constituée d’un matériau qui possède une connotation à la fois apocalyptique et poétique : de la poussière d’étoile. L’œuvre est en effet entièrement recouverte d’une poudre que l’artiste a produite en désagrégeant une véritable météorite tombée sur terre. Cette matière d’une provenance énigmatique fait désormaispartie de notre monde à travers cette toile, et est exposée à l’être humain dans une situation de proximité inhabituelle. La forme elliptique de l’œuvre, qui rappelle la configuration que prendrait notre univers selon certaines interprétations, tout comme l’utilisation monochromatique du noir, renforce l’idée de représentation de l’espace, d’une allégorie du néant. Réminiscence 3(fig. 12) est une image générée par des programmeurs puissants qui parviennent à modéliser des représentations de l’atmosphère à des moments précis dans le temps. Ici, le moment choisi par l’artiste est celui ayant précédé la chute de la météorite qui causa la fin de l’ère secondaire terrestre et, hypothétiquement, l’extinction des dinosaures, il y a de cela 66 millions d’années. Cette image préapocalyptique, entièrement construite grâce à un processus informatiqueindépendant, nous montre le point de vue de Dieu, une vision qui nous place comme spectateur mais également comme initiateur de la catastrophe. Les notions abstraites de début et de fin sont conceptualisées par l’immortalisation d’un événement passé d’envergure planétaire qui a laissé des traces et des conséquences concrètes, mais aucune image. L’artiste s’approprie le travail d’un archéologue en tentant de reconstituer, grâce à la technologie disponible aujourd’hui, un instant précis et marquant que nous peinons à imaginer puisqu’il ne fait pas partie de nos souvenirs collectifs. Réminiscence 3participe à la transmission et à l’emmagasinage de l’histoire du passage du temps, à la mémorisation de ses traces. Finalement, Stèle(fig. 13) est un bureau fait de granit noir, matériau immuable, pratiquement éternel. L’œuvre agit telle une épitaphe de notre matérialité, une fossilisation prématurée de ce que sont les objets de notre ère actuelle. Il s’agit d’un artéfact auquel on associe un rôle archéologique futur, rôle qui peut toutefois être perceptible dès aujourd’hui, alors que nos objets acquièrent une valeur obsolète en l’espace d’un très court laps de temps.
Dans le corpus Transmission, cette comparaison du travail de Nicolas Baier et de la physique actuelle expliquant l’univers nous mène directement vers une prise de conscience : l’individu peine à s’insérer dans son espace, à en faire partie. Pourtant, l’humain n’est-il pas la chair à rêver de l’univers, qui rêve à propos de lui-même? Nous pensons souvent au cosmos comme étant une entité lointaine, inatteignable, mais ne sommes-nous pas l’univers nous aussi? Notre chair, l’air que nous respirons, nos pensées même en font partie. Il s’agit d’une problématique fondamentale depuis longtemps soulevée, mais qui n’arrive point à être résolue. La physique contemporaine, en tentant de tout unifier en une seule théorie qui permettrait une vision harmonisée du monde, ne parvient même pas à insérer l’être humain dans ce tout et avoue son échec. Quand l’artiste introduit ces captations empiriques du réel dans un processus créatif, qu’il leur donne forme, c’est pour permettre au sujet d’expérimenter ce regard scientifique sur les choses en tenant compte de la singularité qui en ressort.
ASTÉRISMES
Naturellement, après avoir fouillé l’image, Nicolas Baier veut pousser la chose et fouiller ce qu’il y a derrière elle, en s’adressant directement au savoir. Sa dernière exposition, Astérismes, continue dans la même direction que son travail antérieur, mais établit davantage de liens entre ses sujets d’inspiration. Les représentations scientifiques côtoient désormais des images de la pensée elle-même, des liaisons neuronales qui permettent l’élaboration du savoir. La temporalité accolée à ce savoir est également explorée : les cavernes revêtant les premiers signes de symboles créés par l’être humain sont peintes, ainsi que l’infinité de serveurs stockant nos connaissances présentes dont l’étendue est pratiquement inconcevable. Le rapprochement du savoir et de ses représentations se fait encore plus concrètement dans la production des œuvres mêmes et les technologies qu’elles nécessitent. En effet, non seulement l’artiste adopte le savoir et les réalisations qui en découlent comme propos, mais il use aussi d’outils foncièrement ancrés dans l’actuel pour y parvenir. Ses œuvres, de par leur mode de production, se rapprochent donc de la science elle-même, en faisant appel aux dernières technologies, notamment à l’impression et à la numérisation tridimensionnelles. L’artiste incorpore en art ce qui rend rigoureuses les sciences dites naturelles.Astérismesrend manifeste un passage de la 2D à la 3D, notamment par le délaissement de Photoshop au profit d’un modeleur tridimensionnel (Rhino), passage marquant l’abandon de la photographie par l’artiste. Cet abandon est d’ailleurs incarné par 7D Mark 02(fig. 14), seule œuvre dans ce corpus qu’on pourrait qualifier de personnelle. Une mauvaise numérisation de l’appareil Canon SLR de l’artiste a été volontairement effectuée, afin d’octroyer une apparente corrosion à l’objet, qui a ensuite été imprimé en trois dimensions. Cette usure forcée le rend désuet avant son temps, le transforme en artéfact, ce qu’il sera vraisemblablement dans un avenir relativement proche. Le transfert de cette impression 3D dans le matériel immuable qu’est le bronze confirme le caractère obsolète de la caméra qui se voit pérennisée, puisque maintenant formellement dépassée, non seulement dans notre ère numérique, mais également dans la production de l’artiste.
L’expositionAstérismesdémontre la profondeur des réflexions de Nicolas Baier, autant par ce qu’elle traite que par l’ampleur des œuvres qu’elle présente. Ici, il y a un temps de l’humanité et un temps de l’univers, les deux s’entremêlant nécessairement. L’artiste nous confronte à cette quête de saisie denotre propre conception du monde et également à l’idée de finitude. Devant ces œuvres qui sont elles-mêmes des artéfacts de notre époque, on se demande ce qu’il restera de notre savoir, de notre progrès, de notre passage dans le temps. En effet, la mort est inhérente à toute réflexion sur le monde et est le sort inéluctable de toute existence. Sans la certitude de finitude, ces réflexions n’auraient pas cette ampleur. La mort nous force également à nous interroger sur la manière dont nous quittons cette existence et sur ce que nous laissons. La place du temps et de son passage ne peut donc pas être dissociée du travail de l’artiste, qui s’exécute parfois tel un archéologue, regardant de près les empreintes que nous avons laissées ou que nous laisserons, ainsi que les connaissances rattachées aux vestiges du passé et qui évoluent au rythme des couches de sédimentation. La toile Percée(fig. 15), basée sur une photographie que l’artiste a prise dans des cavernes où se trouvent les premières traces d’expression artistique de l’être humain préhistorique, aborde directement cette notion de trace et l’idée d’une accumulation du savoir au fil du temps. Afin de parvenir à une copie acceptable de la photographie, il a décortiqué cette dernière en multiples couches de couleurs qui ont été apposées les unes après les autres sur une toile, nécessitant des centaines d’heures de travail. Ce processus de production évoque la corvée de l’archéologue qui, strate après strate, investigue le passé afin de le reconstituer. L’artiste a pris la peine de ne pas inclure les dessins qui distinguent ces cavernes dans ses clichés, laissant la lumière pénétrante en être le sujet principal, lumière qui sait si bien remplacer ces symboles qui agissent comme les premiers indices d’une intelligence manifeste chez nos ancêtres, comme les antécédents de l’écriture indicatrice du début de notre histoire. Cette grotte revêt non seulement les préambules de l’humanité, mais fait également écho à la caverne de Platon, allégorie enseignant la difficile accession à la connaissance et à sa transmission.
Cette temporalité du savoir sous-entend également la manière dont sa transmission et son stockage évoluent, passant de l’oral à l’écriture, du livre au numérique. Ses formes sont multiples, se retrouvant directement dans la nature ou passant par l’intermédiaire de l’intellect humain. Les connexions neuronales représentées dans Synapses 03(fig. 16) forment un système racinaire dont la multiplication d’embranchements se ramifiant dans toutes les directions élargit la portée de notre savoir. Ces connexions sont entrecroisées de lignes droites développant un réseau informatique qui traduit le transfert de la connaissance des neurones au numérique. Ces ramifications s’enfoncent dans un noir épais, leur nombre diminuant en descendant, ce qui évoque l’amenuisement de nos connaissances lorsqu’il est question des abîmes de l’existence, lorsque nous cherchons à atteindre les sources de nos incompréhensions les plus fortes. Même la rationalisation de la science apposée sur la pensée humaine ne peut l’amener plus loin.
Aujourd’hui, se demander quelles sont les traces que nous laisserons et qui nous définiront va de pair avec une prise de conscience de l’impact qu’ont désormais les technologies que nous élaborons. Monolithe(fig. 17) témoigne en quelque sorte de ces traces qui peuvent être altérées, ne provenant plus nécessairement directement de l’humain, mais bien de l’une de ses créations. À la suite d’une erreur, une imprimante tridimensionnelle a produit par elle-même une petite pièce de deux centimètres dont la structure devait être orthogonale, mais qui finalement possédait une allure organique. Ce qui était considéré comme défectueux a ensuite été agrandi, magnifié, la minuscule faute prenant des proportions démesurées, afin de surplomber littéralement le sujet. Amplifiée ainsi, on peut observer cette imperfection technologique devenir monolithe à l’architecture racinaire, structure qui lui permet de se déployer avec stabilité. Il semble que ces formes qui reviennent et ces connexions qui apparaissent systématiquement pourraient laisser croître la sculpture de manière infinie. Rien n’est plus humain qu’une machine. La nature, par définition, n’est qu’inclusive. L’engin, dans un geste que Baier a perçu comme poétique, est revenu à l’organique, comme issu d’une programmation biogénique. Une idée de cycle et d’ensemble se dégage donc de cette œuvre qui inquiète de prime abord de par l’autonomie dont elle a su faire preuve, mais qui tout compte fait s’est déployée en faisant écho à la Nature, qui ne pourra jamais perdre son titre d’instigatrice fondamentale de toutes ces créations. En effet, « comment la création [pourrait]-elle prendre son autonomie et se séparer de son créateur?[1] »
C’est l’exploration de la perception qu’a l’être humain de son monde et des moyens qu’il se donne afin de le représenter et le comprendre qui est sous-jacente à chacune des œuvres d’Astérismes. Cette incursion dans la visualité des sciences nous pousse vers des pistes d’interprétation multiples qui se rattachent à l’expérience humaine. En s’attaquant à l’immensément grand, à l’immensément petit et à la connaissance accumulée par l’être humain, l’artiste explore le non-visible. L’œuvre Hublot(fig. 18) continue de fouiller l’immensité et présente une circularité qui n’est pas sans rappeler les précédents tondos peints par Nicolas Baier et représentant des collisions de particules infiniment petites. Il s’agit d’une image rassemblant 100 000 étoiles dont les positions nous sont connues, soit pratiquement toute notre connaissance topographique du visible entourant notre planète. Cependant, cette connaissance ne cesse de s’amplifier, rendant désuet ce document au fil des découvertes (d’ailleurs, plusieurs milliards d’autres étoiles ont pu être positionnées dans l’espace quelques jours seulement avant l’ouverture de cette exposition, rendant Hublotinactuelle avant même sa présentation). Il nous est possible de voir ici d’un seul coup d’œil ces astres scintillants dont nous sommes en mesure de documenter l’existence à partir de la Terre. L’augmentation de la densité de ces étoiles dans l’espace converge vers le centre, soit vers notre point de vue, indiquant notre ignorance qui se décuple selon la distance qui nous sépare de ce que l’on cherche à connaître. Cette œuvre est le canevas de plusieurs autres, notamment de Constellations (noire)(fig. 19) et Constellations (or)(fig. 20). À partir du document scientifique qu’est Hublot, l’artiste s’est déplacé d’une étoile à l’autre et, à la manière des premiers êtres humains ayant peuplé la Terre, a inventé des constellations (aléatoirement, avec une série de commandes d’un programme). Ces bas-reliefs représentent ces correspondances aléatoires qui ont été faites entre les étoiles formant notre voûte céleste, représentée à partir d’un autre point de vue. La géométrisation tridimensionnelle de l’espace rend tactile ce vide qui nous entoure et que nous peinons à concevoir. Cette matérialisation se fait par une fragmentation, issue de ces liaisons, qui rappelle la réduction incessante de l’univers en une pluralité d’atomes et de composantes diverses à laquelle nous nous cramponnons quand vient le temps de nous représenter notre monde. Ces bas-reliefs forment en fait une paire, chaque œuvre s’emboîtant l’une dans l’autre afin de constituer le tout de l’univers visible. Placé entre chaque entité, le sujet se voit donc pris au centre de son macrocosme. Le vide, dont le noir teinte la première composante, est maintenant matérialisé grâce aux constellations, qui l’éclairent et dont l’éclat est appliqué sur la seconde. L’utilisation du carbone et de l’or n’est pas fortuite. Le carbone est l’élément basique dont la vie sous toutes ses formes, ou presque, dépend. L’or, depuis toujours, n’a cessé d’être associé au Soleil. À ce propos, il est fascinant et presque rassurant de constater qu’intuitivement, nos anciens déifiaient une étoile et la vénéraient comme un élément créateur fondamental, intuition que la science a confirmée des milliers d’années plus tard.
Ce corpus est semblable à un assemblage des structures subordonnées à la formation et au stockage du savoir et de sa source, soit la science dans ce cas précis, c’est-à-dire de tout ce qui produit la science et de tout ce que la science produit. Eux-mêmes productions de la technoscience, les gestes créateurs desquels les pièces découlent se voient eux aussi altérés, éloignés de ce que l’on associe à l’art habituellement. Même les œuvres peintes, à cause de leur extrême précision, semblent avoir été conçues par la technologie : on n’arrive plus ici à distinguer ce que l’être humain crée de ce que la machine produit. L’acte de création se situe plutôt dans la réflexion subordonnée à chaque pièce. Ce sont les idées, traduites en œuvres ou non, qui deviennent le véritable travail de l’artiste.
Errer à travers ces œuvres représentant ce qu’on ne parvient pas à voir nous plonge dans l’abstraction, inhérente à toute tentative de compréhension du monde. Saisir le réel est tâche ardue, voire impossible, et se laisser aller à l’exercice semble transférer ce réel dans l’irréel. Cette ligne devenant de plus en plus mince entre le réel et le virtuel se conçoit dans l’œuvre Data(fig. 21). Ce que l’on croirait ici être la photographie d’un cours d’eau bordé d’arbres n’est en fait qu’une prouesse numérique qui parvient à atteindre une vraisemblance nous donnant la perception illusoire d’une réalité. Une forêt virtuelle entière et le ruisseau qui la sillonne ont été conçus par une équipe d’infographistes, qui n’a retiré de cette immense création que cette image. L’artiste ne nous donne donc accès qu’à cette sommaire incursion dans ce monde créé de toutes pièces, incursion qui annonce, par le chemin qui nous est montré, l’étendue de ce qui nous est inconnu. Cette forêt et ce qui nous en est donné est semblable au savoir : on devine ses proportions inouïes, mais on ne peut que contempler le passage qui y mène.
Astérismes, cette exposition de sculptures produites par impression tridimensionnelle et d’images conçues par ordinateur, semble éloignée d’un art qui se voudrait expression des confins d’une âme humaine singulière. En effet, il nous semble plutôt être témoins de représentations scientifiques élaborées systématiquement que de l’expression d’une conscience vis-à-vis de l’existence humaine. Mais en s’y arrêtant attentivement, on constate que chaque pièce témoigne judicieusement de la présence de l’esprit derrière cette matière. Il s’agit d’une recentralisation de l’être dans son univers. Il y a un soi à ressaisir, sa propre conception du monde à rechercher, et l’artiste nous confronte à cette quête.
Un astérisme est une figure créée par l’être humain en reliant des étoiles qui se démarquent par leur éclat et qui n’ont aucune affinité du point de vue scientifique. Il s’agit donc d’une combinaison céleste tout à fait subjective qui permet d’allouer une structure visible à la voûte qui nous surplombe. C’est souvent à partir de ce genre d’associations que sont construites les constellations, repères que l’humanité s’est donnés sans avoir recours aux connaissances exactes que nous possédons aujourd’hui. Dans cette exposition, des astérismes sont accolés sur le monde pour en faire sens et d’autres s’étendent entre les œuvres qui se complètent et s’associent par la multitude de liens établis entre leurs sujets et leurs modes de production, formant une vaste toile. Avant toute chose, ce sont les constellations de nos pensées que l’on voit apparaître entre ces idées qui émergent et qui sont communes à chaque existence humaine. Plus précisément, ces œuvres nous offrent la possibilité de nous créer nos propres astérismes dans cet univers de concepts qui nous atteignent tous.
Le réel scientifique doit être vu comme un réel poétique dans cette exposition où le sujet a le mandat de se réapproprier sa place dans une représentation du monde qui ne peut être objectivement construite et pensée.
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Nicolas Baier est passé par pratiquement toutes les techniques artistiques et leurs processus au cours de sa carrière. En allouant à sa créativité une telle liberté et une telle diversité, il est parvenu à une maturité qui le mène aujourd’hui à un point fort de sa progression artistique, autant dans sa pensée que dans sa pratique.
Ses thèmes se conjuguent maintenant avec les larges champs du savoir que sont la philosophie, la science, plus précisément la physique, et le savoir même, sa classification, son accessibilité pour l’être humain. Cette approche fondamentale se veut simplificatrice, c’est-à-dire plus accessible pour l’observateur. Cette base vaste se traduit par des œuvres qui le sont tout autant, dévoilant une magnitude égale à celle des sujets abordés et dépassant littéralement l’être au même titre que ces derniers.
Cette quête de mise en évidence de ce que l’humain sait, veut savoir et pense savoir se traduit par des œuvres qui cherchent à montrer la réalité, cette idée difficilement accessible (ou même inaccessible), par une authenticité essentielle à la divulgation de concepts aussi majeurs et déterminants pour l’existence humaine et qui s’appliquent donc directement au sujet.
Comme les projets de l’artiste, tout en se voulant simples et intelligibles, se positionnent au cœur de thématiques étendues et complexes, leur compréhension passe par leur mise en relation avec les arts, mais également par leur positionnement dans un cadre théorique revisitant les concepts exploités. Elle est stimulée par les mêmes objectifs que lui : comprendre le monde de l’humain, tenter de l’expliquer, de l’exposer à un sujet qui en fait partie, qui le constitue, même, et qui recherche également ce discernement. L’artiste s’amuse avec la matière de la même manière que le fait le scientifique, et va même plus loin : il se donne le droit de représenter d’un coup de pinceau ce que les chercheurs les plus éminents ne parviennent même pas à définir par une multiplicité de théories. C’est d’ailleurs ce que représente la pièce Matière noire (fig. 22). La matière noire ne peut être observée. Sa nature demeure un mystère et son existence ne peut être déduite que par les effets électromagnétiques qu’elle engendre. Elle nous est ici présentée comme le tourbillon de peinture formé par le mouvement du pinceau de l’artiste. Cette matière noire matérialisée par la peinture permet une association qui octroie à l’art le rôle de représenter l’inobservable, de permettre un accès sensible à ce qu’on ne peut qu’imaginer.
Il serait possible de déclarer que Nicolas Baier joue le rôle du scientifique qui tente d’édifier des théories à partir d’expériences qu’il analyse et des résultats qu’il observe, tout cela afin d’élucider ce qu’est la réalité. Or, cette réalité n’est pas seulement ce qui nous entoure, mais aussi les mots et, dans le cas des arts, les formes que nous lui apposons. Car ce que nous observons, ce qui nous apparaît, nous le décrivons également avec ces mots, ces représentations, ces symboles et ces idées qui font alors tout autant partie de cette réalité, qui forment ce réel eux aussi. Les œuvres de Baier agissent en quelque sorte comme une médiation entre le monde extérieur et son discernement. J. L. Austin soulevait la valeur trop souvent dépréciée de ces mots du langage ordinaire que nous apposons sur ce que nous percevons. Chaque élément linguistique a son histoire, ses significations, sa richesse. Il n’y a pas nécessité de néologismes pour bien décrire notre monde : les mots existants peuvent déjà tout dire, il ne reste qu’à bien les utiliser, avec la conscience de leur portée. Ce consentement à l’accessibilité, à un langage déjà établi, n’empêche toutefois pas un progrès sur le plan de la réflexion et de l’introduction de nouveaux concepts, bien au contraire : il l’encourage, et de manière plus lucide.
L’artiste semble travailler dans cette direction. Son discours artistique est empreint de l’idée du sens commun, encore plus dans les projets ici présentés, qui nous ramènent constamment à une prise de conscience de cette réalité que nous partageons et que nous cherchons tous à expliquer, à décortiquer, à nous approprier. Ses œuvres sont l’expression de ces définitions, de ces entités conceptuelles que nous nous donnons pour définir notre monde. Comme Austin, il consent à la richesse préexistante. Il consent à la fécondité des termes et des symboles qui nous sont communs et il les emploie. Au-delà de ces représentations complexes nées des déboires de la science, il faut tout simplement voir l’expression d’une représentation de l’existence humaine.
À sa façon, chaque œuvre de cette exposition impose au sujet de prendre conscience de sa position immédiate et de la manière dont celle-ci fait écho à sa perception des représentations, de la construction, de la visualisation de l’espace en général. Le sujet est toujours confronté à son positionnement vis-à-vis de l’œuvre et de ce qu’elle représente.
« C’est bien en définitive la pensée scientifique qui, par le parachèvement de l’objectivation qu’elle accomplit, expulse de la représentation : la joie et la tristesse, l’éthique et l’esthétique, et jusqu’à la couleur et au timbre en tant que qualités sensibles. Le paradoxe du savoir dont la valeur réside dans un mouvement d’autorévélation, un “connais-toi toi-même”, consiste à faire disparaître, au cours de sa progression, ce “toi” vers lequel il tend[2]. »
Ces œuvres qui embrassent les questionnements fondamentaux de l’existence poussent à un décèlement non pas de l’artiste créateur, mais du soi général partagé jusqu’à un certain point par tout être pensant se situant dans l’univers. Les mots sont troqués pour des œuvres d’art, qui permettent peut-être davantage une expression de cet indicible qu’est la conception du monde du sujet et le discours intérieur qui y est associé et qui y donne sens.
Bibliographie
Austin, John L. Le langage de la perception. Paris: Éditions Vrin, 1971.
Bitbol, Michel. “L’Élision”. Préface à L’esprit et la matière, par Erwin Schrödinger. Paris: Éditions Le Seuil, 1990.