Paréidolies

à l’occasion de l’exposition Paréidolies, 2008/2010

Nicolas Baier

C’est Agnès Martin qui disait de ses peintures qu’elles n’étaient pas à propos de ce qui était vu, mais à propos de ce que chacun sait depuis toujours.

N’est-ce pas le cas pour toutes les peintures, pour chaque œuvre? Abstraites ou non?

Me semble que l’art agit presque toujours comme un miroir. Les gens se voient et se perçoivent à travers l’exploration, la fouille inconsciente de leurs connaissances, de leurs expériences, de leurs acquis.

Dès lors, y a-t-il encore de la place pour de nouvelles propositions visuelles?

Si les gens veulent des miroirs, ils en auront!

J’ai donc décidé de numériser des miroirs, plusieurs, des dizaines, des centaines. Chacun est évidemment bien différent. On les distingue et les différencie grâce aux traces et aux marques que les diverses manipulations y auront laissées. Le temps aura aussi modifié leur aspect. Ici, une tache assombrie l’ensemble, là, le tain s’est désagrégé, et avec lui le reflet qu’il créait.  Le scanneur ne capte que les marques ou les manques. En circuit fermé, le plan  réfléchissant ne reçoit pas d’information (le miroir se faisant face). Une fois numérisé, l’avatar se révèle : une étendue sombre, noire et profonde. Dans ces images, la surface ne renvoie donc pas sa représentation au spectateur. En quête, sa réflexion ne s’opérera que dans son for intérieur. Un autre circuit fermé…

Aussi, comme devant tout tableau abstrait, d’instinct, il cherchera à reconnaître des formes.

Le miroir accompagne l’histoire de l’art depuis toujours. Pour mon travail, qui associe photographie et peinture depuis ses balbutiements, c’est un fantastique objet de réflexion (c’est le cas de le dire), et  un catalyseur inespéré.

Ne serait-ce pas la photographie qui, en quelque sorte, a remplacé le miroir comme outil de transformation et de conversion? Ces deux instruments métamorphosent la réalité tangible, palpable, tridimensionnelle, en plan, en images, en reflets mouvants. Ils en viennent à changer le réel en « idée », l’existence en impression et en représentation. Le pictural, en apparaissant plus-vrai-que-chez-vrai (en dépassant le travail de Zeuxis et même de Parrhasios -le combat d’artistes des raisins et du rideau), nous offre un espace d’objectivation, en facilitant le regard analytique.

Le miroir, c’est la perception : un vaste terrain de jeu! Nos yeux fonctionnent comme les sonars de notre conscience. Les objets, les gens, la moindre surface ou le moindre plan sur lequel nos yeux se posent, tout n’est sans doute que le reflet de nous-mêmes. Les tests de Rorschach fonctionnent ainsi, comme des miroirs. On ne voit bien que ce que l’on connaît… Le miroir, en changeant et en multipliant nos points de vue, permet une observation nouvelle, autre, globale, mais aussi partielle, fragmentée, incomplète, sur le monde et ses intervenants.

Avec Vanités, le phénomène des paréiodolies prend toute son ampleur.

Chercher et retrouver des silhouettes connues, les extirper de leur élément. Décoder l’informel, élucider l’indéchiffrable, pénétrer l’insondable, saisir le dessein dans le dessin, la tache. Le propre devient vite figuré…

Je suis toujours étonné de constater que dans la très grande majorité des cas, on y distingue des paysages. Sans doute parce que, naturellement, dans la vie, sans cesse, le paysage s’offre à la vue.

Je m’y suis donc intéressé dans la pièce des Noirs.

Observer, contempler, scruter, tel est l’essentiel de mes activités…

Sélectionner, adopter, capter, échantillonner, extraire, à la rigueur retoucher, tirer, accrocher. Ce qui fait suite aux Vanités, fut naturellement inscrit, façonné comme un parcours, un chemin que j’allais choisir, et organiser…

Le simulé/simili me permettent ce rapport (que j’espère) direct à l’interprétation, à la perception et à ce qui me pousse toujours en avant : la question du regard. Dans tous les cas, la schizophrénie n’est pas loin, puisque chaque coup d’œil, chaque observation devient vision, apparition, en prenant un sens particulier. Je suis souvent le premier à me faire prendre dans les mailles du filet que je suis en train de tendre.

L’intérêt du projet se situe dans le choix même de ces occurrences.

Quelques exemples en piste :

Sur mon parcours, ce sont les nuages qui se sont tout d’abord interposés.

Près de chez moi, sur une rue marchande, on avait obstrué à la vue l’intérieur d’une boutique en placardant les vitrines d’un papier d’emballage beige (du papier kraft). On dissimulait ainsi les rénovations en cours. Sur l’ensemble du papier, avec le temps, s’étaient inscrits des cernes et des taches brunâtres. Ce qui m’interpella au départ fut la ressemblance flagrante entre ces formes et les nuages tels qu’on y pense. J’y voyais les graphiques pédagogiques qui nous instruisaient à la petite école, sur le système de la condensation de la vapeur d’eau, de son circuit, et des différents types de nuages qu’il créait. Je m’amusais du jeu de miroir que j’y trouvais. En effet, au contraire de l’exemple typique de la paréidolie, je voyais des nuages dans les formes… Mais par-dessus tout, j’étais impressionné d’y constater cette concordance spontanée : ces dessins, ces schémas de classification, avaient été pour l’essentiel produit d’une façon identique à la création même des nuages dans la nature : avec de la vapeur d’eau et de la lumière… N’étaient impliquées que les conditions atmosphériques de ladite boutique.

C’est encore dans une vitrine que je trouvais mes prochaines pièces.

Je fouinais dans l’étalage fourni d’une boutique de minerais, de pierres précieuses, de rocs et de cailloux de toutes sortes quand j’aperçus ces tranches polies de marbre de Toscane. Le choc : il m’était difficile de ne pas y voir des paysages. Le commerçant m’apprit que ces petits échantillons se nommaient Paésines (paysages), et que de tout temps, de par leurs fractionnements métamorphiques, on y voyait des paysages. Les Italiens allaient jusqu’à peindre, directement sur la surface de calcite, des personnages, des habitations ou des embarcations. Aux anges, je m’inscrivais dans une tradition! Tout de même, il me semblait exagéré de souligner à grands traits ce que les impondérables des phénomènes géologiques et temporels avaient déjà spectaculairement réussi.

Mon intervention : les numériser et tout simplement les agrandir, de telles sortes que leurs dimensions soient à peu de choses près celles d’un tableau commun de paysagiste. De plus, en y regardant deux fois, ces nouvelles images étaient réversibles, et offraient chacune en les retournant à 180 degrés deux points de vue sur deux horizons différents. J’avais donc de nouveau mon jeu de miroir.

Quelques jours plus tard, en réfléchissant à cette découverte, je me suis rappelé la spécialisation de ce magasin : les météorites. Le propriétaire se promenait partout sur la planète en quête de ces objets.

Ne pratiquant pas une science exacte, candide, je me permettais une équation simple : si un paysage terrestre (ou marin) pouvait se manifester sur la paroi d’un minerai terrestre, le même phénomène n’était-il pas possible avec un morceau extraterrestre de même type (une tranche polie)?

J’obtenais donc une toute petite section de cet étrange matériau métallique. Si petite d’ailleurs qu’elle allait me confronter. Comment la photographier?

C’est encore l’effet miroir qui m’attira. Si on regardait les astéroïdes dans l’espace avec des télescopes, j’allais observer le mien avec un microscope. Un labeur : des mois plus tard, après quelques milliers de clichés réunis et raboutés, l’image était reconstruite dans son entièreté.

La pièce Failed est un accident. Je travaillais à l’ordinateur depuis quelques semaines lorsque, sans avertissement, Photoshop plantait. C’est après le redémarrage (et après un long travail de réanimation) que j’ouvrais le fichier et le découvrais totalement transformé. À mon grand étonnement : un mutant, un horizon rouge. J’y reconnaissais tranquillement une étendue d’eau.