Les lieux certains ? Qu’est-ce qui fait que tout est habité, en tout temps, des entrailles jusqu’à toutes surfaces ? N’est-ce pas la musique de nos propres yeux, l’observation qu’on en fait, la projection de soi dans l’autre ?
Je fais des images parce que c’est ma façon de tendre les bras, de rejoindre les autres, d’aider comme de me faire aider. J’imagine le spectateur comme un brouillard de possibilités affectives, où les rires et les pleurs fusionnent, où la séduction ne serait plus une nécessité parce qu’on toucherait déjà au « vrai », à l’observation active, au dédale des mélanges des visions de l’esprit, avec un regard qui viendrait du cœur.
« Tout le monde devrait peindre, ou photographier, ou faire des films, des vidéos, de la musique, écrire. » J’ai renoncé à cette revendication pour pencher vers une solution plus «pratico-pratique», plus probable : tout le monde devrait regarder, écouter, absorber puis filtrer les codes établis, réinventer le sens. Chaque objet, chaque paysage, chaque vue qui s’offre au regard, chaque instant qui défile, comme chaque sentiment humain, tout a son propre potentiel de douleur et de bonheur, et entre les deux toute la gamme de couleurs. C’est la pensée la plus réconfortante que je connaisse.
Mes photos, c’est de la peinture?
C’est drôle, oui, en quelque sorte. La peinture, c’est pour moi un système d’observation, d’associations éparses ou groupées qui, par l’inventivité de sa propre imagerie, tend à se rapprocher d’une réalité de plus en plus occultée : l’imaginaire, le rêve, les souvenirs transformés.
Mais on oublie facilement que je fais en premier lieu de la photo.
J’essaie depuis le début de ma pratique, et c’est bien là le fil conducteur qui unit ma production, de photographier le non photographiable et de capter l’invisible. C’est une quête de l’impossible, la composition de nouveaux mondes…
En ce sens, j’ai les mêmes buts, les mêmes ambitions utopiques qu’avaient plusieurs photographes, précurseurs de la boîte noire, chercheurs, inventeurs des débuts de la pratique au XIXe siècle : avec comme prémisses, dès l’apparition de ces nouvelles images qui tentaient de représenter fidèlement la réalité, la volonté de capter ce que l’œil ne voyait pas.
Depuis Liquidation Niko & ses amis, cette question anime chacune de mes pièces. Je me suis amusé à utiliser, en arpentant des chemins de détour, des stratagèmes particuliers pour chaque image. J’ai tenté d’opérer des ruptures, de légères scissions, en espérant construire des dialogues distincts, des items de natures disparates que je faisais se rejoindre, se toucher et s’associer « le temps d’une image ».
En voici quelques exemples :
La radiographie : le réseau sanguin de Capillaires n’est en fait qu’un morceau d’arbre, avec son monceau de branches en réseau cadré en contre-plongée. Je voulais une photo médicale, stéthoscopique. Telle est cette quête pour Cinémascope, Planète.
La télescopie, la microscopie : le cosmos, les constellations et les galaxies de Cinémascope ne sont en fait qu’un amas de poussières numérisées. Comme nos corps ne sont en fait qu’un amas de poussières d’étoiles. Comme un dessus de table de cuisine texturé a été la matière première de Planète.
La macro : Les scans de Petits riens sont magnifiés de telle sorte qu’on ne reconnaît plus en eux, dans leur mixtion et le cocktail visuel qu’ils forment, les repères habituels de la photo et d’un monde connu. La «capture» s’effectue en un autre champ : le numérique transforme la réalité en illustration. Le flottement, l’abondance, ce fatras incompréhensible, tout participe de l’effet.
Le snap-shot : ou l’art de ne pas vivre le moment, d’être absent dans le présent. Sujet bas est le seul vrai snap-shotde mon corpus. Le pied postiche qui y est cadré est furtif, il cherche le silence, il veut faire oublier sa présence, il marche sur des œufs, sur un tapis, et porte la chaussette. Il veut se faire oublier, disparaître. Son corps absent – et dont on devine le geste, la pose – est effacé.
La night-vision : Absinthe, c’est une tentative de s’approprier le nerf des soirées picole. Une nature morte, une vanité d’alcools. Les pixels sont omniprésents sous une luminescence verdâtre (comme les images TV des guerres du Golfe et d’Irak). Le tout se dresse comme une cité dévastée, jonchée de cadavres de bières, de bouteilles et de cigarettes sous l’apparat du filtre coloré de l’absinthe.
Le surnaturel : depuis les débuts de la photo, on a cherché à capter sur pellicule les phénomènes paranormaux, les extraterrestres, les monstres marins, les médiums à l’ouvrage, le yéti, les mothmen, les gnomes et les lutins. Avec Janvier, j’ai voulu dériver de ces tentatives en y ajoutant la notion de solitude, de contraste entre le petit (l’intérieur, le corps) et le grand (l’extérieur, le monde, l’univers).
Martin H., Martin D., Emmanuel G., Marie-Claude B. & Yan G., Michel S.-M., François L., Alain P., Patrick C., Frédérick B., Samuel L., Jacinthe P. etc. : les outils de prise de vue numérique permettent de créer des composites inusités. Ce qui n’était pas une prémisse dans mon travail apparaît comme un double leurre au moment de la confrontation publique. Le premier leurre est celui de l’effet traité plus haut : permis par l’effacement, les subtilités des manipulations infographiques à partir de points de vue et compositions anachroniques. Rencontrer le public, entendre des commentaires, des critiques, c’est réaliser (ô) combien un deuxième leurre non prémédité se fait jour. Effectivement, tout un chacun – intellectuel, amateur d’art, visiteur-regardeur avisé ou non – prend pour acquis l’essence autobiographique de mon travail. Ces spectateurs semblent se projeter spontanément dans mes intérieurs, dans mes ateliers, en prenant ces indices iconiques pour miens. Tout au contraire. La plupart du temps, mes images-sources proviennent de bien des horizons. Ces horizons sont toutefois réduits à ma sphère privée, celle du travail, des rencontres fortuites ou rendez-vous amicaux, des hasards heureux. En soi, on pourrait décrire mes images comme de l’autofiction. Appropriation, déplacement, construction, raccordements.
L’objectif de ce texte n’étant pas de tout démasquer, nous n’irons pas plus loin.