Le plaisir, la consommation, l’image et l’art 1

Pierre Bertrand, philosophe, écrivain, conférencier et professeur au collège Édouard-Monpetit

Le sexe est une source inépuisable de plaisirs et, pour cette raison, aussi une source terrible d’exploitation. En fait foi l’immense industrie de la pornographie. Cette industrie exploite le sexe en offrant sur le marché de nouveaux plaisirs. De même que de nouveaux gadgets sont offerts pour satisfaire de nouveaux besoins et de nouveaux désirs, de nouvelles images suscitent de nouveaux plaisirs. Remarquons que l’objet offert crée ou suscite le besoin ou le désir et ne se contente pas de satisfaire un besoin ou un désir existant. L’expansion de l’économie capitaliste implique la création continuelle du manque et de la satisfaction. Satisfaction et manque, comme dans la prise de drogue, ne s’opposent pas, mais se provoquent mutuellement, la satisfaction même créant le manque en appelant à une nouvelle satisfaction. L’industrie du sexe prend les êtres humains au piège comme les autres industries. Elle appartient comme le reste à la société de consommation, où la consommation n’arrête pas le processus, mais en constitue au contraire un rouage essentiel. La pornographie offre donc de nouveaux plaisirs, plus sophistiqués. Cependant le plaisir lui-même s’use si l’on en abuse. Il devient paradoxalement déplaisant. À force d’exploiter un filon, on le tarit. La nouveauté tombe vite dans la redondance. Ce qui guette les nouveaux plaisirs suscités, pas seulement ceux offerts par la pornographie mais par l’ensemble des industries, c’est l’ennui. La consommation, ne trouvant jamais un point de satisfaction, finit par produire l’écoeurement. À trop consommer, on en éprouve des hauts-le-coeur. On mange sans appétit. On regarde la télévision sans intérêt. On consomme du sexe sans jouir. Ou si jouissance il y a, elle donne lieu au malaise, au vide, à l’angoisse. Rien de solide ne ressort du processus de consommation. La publicité qui s’insinue partout est l’indice éloquent de cette déliquescence propre à la consommation. Rien de substantiel ne s’y trouve. Même si de grands moyens sont mis en oeuvre, ils n’aboutissent à rien. L’abus du plaisir laisse un goût amer. Comment le plaisir peut-il de la sorte se transmuer en déplaisir? Parce qu’il fait l’objet d’une exploitation, parce qu’il s’inscrit dans un processus économique, parce qu’il n’est pas la pure dépense érotique et amoureuse des corps. Le sexe vénal ne peut produire qu’un plaisir trouble, fortement teinté de son contraire. L’abus du plaisir donne même des goûts suicidaires, comme cela est si évident chez les toxicomanes. Les objets offerts, que ce soit tel type de nourriture, la télévision, le sexe, pour nous en tenir à ces trois objets, aussi disparates soient-ils, n’agissent-ils pas souvent comme des drogues? Ils s’inscrivent dans une structure de dépendance, jouant de la dialectique de la satisfaction et du manque, sans qu’il n’y ait de fin au mouvement. La consommation encourage la consommation, précisément parce qu’elle ne parvient à aucune satisfaction. Elle doit se consommer elle-même, comme le toxicomane doit consommer sa drogue. La drogue crée le besoin de drogue, comme la pornographie crée le besoin de pornographie, comme la télévision crée le besoin de télévision, comme le sucre crée le besoin de sucre. Nous sommes une fois de plus pris dans un cercle vicieux, dont il n’est pas facile, par définition, de sortir. Nous ne pouvons en fait en sortir qu’en restant dedans, qu’en offrant une issue créatrice ou vertueuse au cercle dans lequel nous sommes pris. Nous sommes tous des consommateurs puisque nous sommes à l’image de la société dans laquelle nous nous trouvons, contribuant nous-mêmes en retour à la créer. Ne prétendons pas nous trouver à l’extérieur du cercle, car alors nous en sommes plus prisonniers encore, prisonniers que nous sommes en plus de l’illusion de ne pas en faire partie. Constatons que nous sommes dans le cercle de la consommation, ressentons fortement tout ce que cela implique et voyons si, à l’intérieur même de ce cercle où nous sommes pris, une issue créatrice n’est pas possible.

La société de la consommation est aussi celle du divertissement. Le divertissement continu ou à portée de la main offre des plaisirs faciles. Il suffit d’actionner un bouton, de tourner les yeux, de cliquer. Le corps est envahi de sensations agréables. Pourquoi se priver de celles-ci, alors qu’elles sont si facilement accessibles? Les plaisirs de toutes sortes nous sollicitent, nous provoquent, s’imposent à nous. Il nous faut absolument jouir. L’enfer dont nous menaçaient les religions est un mythe auquel nous ne croyons plus. Le paradis cependant tend à s’incarner hic et nunc. Dieu lui-même ne peut être que bon, à savoir divertissant, et ne peut que donner le paradis à tous ses enfants. Nous serons tous sauvés, comme la société de consommation et de divertissement tente d’emblée de nous sauver de l’ennui, de la douleur, de la souffrance, de l’anxiété et de l’angoisse. L’idéal que nous offre notre société est de baigner perpétuellement dans une atmosphère de plaisir. Pourtant, le négatif, sous la forme des diverses frustrations, douleurs et souffrances, demeure irréductible. Qui plus est, peut-être augmente-t-il secrètement sous la pression du plaisir tous azimuts. Le plaisir en effet, sous la forme canonique de la consommation et du divertissement, finit par user, par ennuyer, par créer des souffrances et des angoisses, aussi sourdes ou atmosphériques que lui. S’il est vrai, en effet, que le plaisir nous englobe, nous englobent tout autant le malaise et l’angoisse. L’abus du plaisir d’un côté se paie par une nouvelle souffrance de l’autre. La fameuse loi de l’excès ou de l’hybris ancien s’applique encore. Il n’est pas vrai que nous puissions baigner dans le pur plaisir. Celui-ci n’existe pas plus que le paradis. Les réalités – et les affects en font partie – sont toutes interreliées. Les contraires apparents se provoquent et s’attirent. La société du divertissement voudrait ne conserver que l’un des deux pôles, celui de la facilité, de la consommation, de la satisfaction immédiate du désir, du plaisir, mais ce pôle provoque le pôle opposé, celui de l’insatisfaction et de l’angoisse. Il est de plus en plus difficile de résister aux innombrables plaisirs qui nous sont, non plus proposés, mais imposés. Il nous faut presque nous y fermer de force, faire montre d’une force d’âme si peu dans l’air du temps, pratiquer, à l’instar des moines anciens qui se coupaient volontairement des sollicitations et des tentations que leur offrait leur époque, une nouvelle ascèse. En même temps, nous sommes les fils et les filles de notre époque, et nous ne pouvons faire autrement que de profiter de tout ce qu’elle nous offre. Il n’est pas question de nous couper des courants dominants et de nous résigner à une puissance ou à une existence moindre. Nous voulons nous aussi aller au bout de nos capacités, et celles-ci sont définies en grande partie par l’époque à laquelle nous appartenons, quel que soit le plan – philosophique, littéraire, artistique, scientifique, technologique, économique – sur lequel on la considère. Comme Rimbaud, nous voulons être absolument modernes, tout en évitant les pièges délétères que nous tend notre époque. Ici encore, le défi est d’offrir une issue créatrice à la pression qui s’exerce sur nous, alors que l’issue destructrice demeure toujours possible.

Le règne de la consommation et du plaisir est aussi celui de l’image. Les principales machines qui nous sont offertes sur le marché nous font consommer des images. La consommation de l’image est la façon la plus facile de ressentir le plaisir. Pensons encore à la pornographie. La consommation sexuelle se fait plus rapidement et à moindres frais avec l’image qu’avec une personne réelle. L’image rend paresseux. Elle rend même impuissant, puisqu’elle rend tout facile et que nous n’avons plus besoin d’aller au bout de nos forces et de nous dépasser. Il suffit d’un clic et l’image s’offre à nous. Cela n’est pas vrai que de la pornographie; ce l’est aussi de la télévision en général, de la vidéo, du cinéma, de la photographie. Nous sommes inondés d’images. Cela a un effet pervers sur notre principe de réalité. Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui est une image? Il est difficile d’en décider, tellement l’image, notamment numérique, est devenue sophistiquée, s’entremêlant à la réalité au point de rendre indécidable la frontière entre les deux. Nous-mêmes en devenons en partie irréels. Ce phénomène n’est pas nouveau puisqu’il apparaît avec la pensée. Cependant il a pris d’immenses proportions au point de recouvrir ou de tenter de recouvrir tout l’espace de la société. La politique, la morale, l’économie ne sont-elles pas devenues en grande partie des questions d’images? Dans notre société, l’image n’est-elle pas devenue bien plus importante que la réalité? D’ailleurs, la question se pose sans cesse : qu’est la réalité? Tellement de masques la recouvrent. Nous sommes devenus des consommateurs d’images, et c’est dans cette consommation que nous trouvons la plupart de nos sensations et de nos émotions. Le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont tellement généralisés que de perversions ou de déviations qu’ils étaient, ils appartiennent maintenant à la normalité. Ils sont des ingrédients essentiels de la société du spectacle. C’est en voyant et en étant vus que nous existons. Nous ne sommes pas loin de l’idéalisme de Berkeley, affirmant : «être, c’est être perçu». Cette structure de la représentation appartient à la nature de la pensée. Grâce à la science et à la technologie, cette structure s’est étendue, modelant pour ainsi dire la réalité à son image. Il nous est devenu difficile de connaître une réelle solitude et un réel silence, non seulement le silence des mots, mais surtout celui des images. Le lien entre l’image et la consommation se fait principalement par la publicité qui, elle aussi, a tout envahi. Qu’est-ce qui n’est pas publicité aujourd’hui? En étendant à l’économie capitaliste la formule de Berkeley, nous pourrions dire : «être, c’est être vendu», en tout cas, chercher à se vendre. Les objets et les personnes font leur propre publicité, cherchant à convaincre, à séduire et à se vendre. Cela est vrai non seulement du domaine marchand, mais du domaine politique, interindividuel et sexuel. «Être, c’est être aimé», mais pour ce faire, il faut se montrer, se mettre en valeur, se vendre.

Il ne s’agit pas ici d’être nostalgique d’un quelconque âge d’or. Celui-ci n’a jamais existé. Nous cherchons plutôt à entrer en contact avec la réalité telle qu’elle est. Uniquement en la saisissant ou en l’empoignant, pouvons-nous aller de l’avant. N’est-ce pas ce que fait l’art? Les arts plastiques, le cinéma, la photographie n’ont-ils pas pour défi de produire de nouvelles images au sein de la pléthore des images dans lesquelles nous nous trouvons? Ne s’agit-il pas dans l’art de partir de l’image aliénante pour la rendre subtilement libératrice? L’art détourne les images ou produit des images autres, qui paradoxalement résistent à l’envahissement des images. D’écrans avec la réalité qu’elles sont souvent, il tente d’en faire de nouvelles médiatrices nous permettant un contact immédiat et intense avec une réalité demeurée inconnue en dépit de la prolifération des images prétendant la représenter ou en tenir lieu. Si l’art contemporain recourt à une technologie sophistiquée, c’est souvent pour simplifier l’image, la reconnecter à la nature et à l’humain. L’art rompt avec le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Il nous ralentit ou nous immobilise, nous forçant enfin à regarder, d’un regard non pas voyeur, mais voyant. Il nous relie au caractère essentiellement créateur de la réalité, nous sortant ainsi autant de notre passivité consommatrice que de notre agitation stérile.

Nous sommes en grande partie manipulés, possédés, aliénés par les images du divertissement et de la consommation. Ces images ont tout envahi, laissant peu d’espace libre à notre cerveau. Certaines images résistent. Ce sont pour l’essentiel celles de l’art. Les images de l’art peuvent-elles nous aider à prendre nos distances à l’endroit des images de divertissement et de consommation qui nous envahissent de toutes parts? Les images de l’art ne cherchent ni à nous divertir ni à nous faire consommer. Ce ne sont pas des images faciles. Elles résistent à notre perception programmée. Nous ne savons qu’en penser. Elles ne cherchent pas à nous communiquer une idée toute faite, celle d’une marque, celle d’une sensation ou celle d’un plaisir. Elles prennent nos habitudes à rebours. Certes tentons-nous de les mettre à leur place, de leur conférer une fonction économique sur le marché de l’art ou une fonction décorative, les insérant de la sorte dans la société de consommation, du divertissement et du spectacle. Néanmoins, les images du grand art résistent. Quelque chose d’elles échappe à toute fonction et à toute utilité. Ces images s’offrent à une pure contemplation, comme le fait la nature, comme le fait la vie. L’art nous met face à lui-même, comme il nous met face à ce qui est. Certes est-il une création des humains, mais celle-ci s’inscrit dans une création plus vaste, qui est celle de la nature même. L’image de l’art se présente à nous comme création, pure et simple création, sans autre raison, sans autre fonction, sans autre destination. La création vaut en elle-même, au-delà de tel ou tel résultat obtenu. L’oeuvre ne fait qu’indiquer le processus de création qui lui a donné naissance. C’est en ce mouvement ou ce processus que réside tout le sens de l’existence humaine, une fois dit que ce mouvement n’a pas de destination, mais se contente d’aller de l’avant. L’image de l’art est la seule qui soit explicitement créatrice, qui montre le mouvement de création même comme son unique objet. L’artiste s’efface dans l’oeuvre comme l’oeuvre s’efface dans le mouvement de création dont elle n’est qu’un résultat temporaire, le mouvement de création continuant à suivre son cours. La création de l’art ne sert pas à faire vendre, à faire consommer, à procurer de nouveaux plaisir, à divertir. Elle est plutôt mouvement, changement, transformation, croissance, débordement. Ce mouvement est sans commencement ni fin, échappant ainsi à toute définition. Le mouvement de création auquel se prête l’artiste le dépasse; celui-ci se laisse laisse emporter par lui. Il en est de même du spectateur ou du regardeur. Lui aussi se laisse emporter par le mouvement de création que montre l’oeuvre. Le spectateur ou le regardeur des images de l’art devient lui aussi créateur. D’un point de vue affectif, il expérimente dans son corps l’affirmation de Nietzsche : «Créer – voilà la grande délivrance de la souffrance, voilà ce qui rend la vie légère 2». Le mouvement de la création ouvre, allège, libère.

Ce mouvement est explicite dans l’art, mais il se retrouve aussi en littérature, en philosophie, en science et en technologie. L’art explicite le caractère créateur de la réalité dont nous ne sommes qu’un «fragment minuscule», pour employer l’expression de Spinoza. Pourquoi la nature existe? Quel est son sens ou sa signification? À quoi sert-elle? Où va-t-elle? La nature ne répond pas à ces questions qu’elle-même engendre. De la même façon, les questions posées aux images de l’art ne reçoivent pas vraiment de réponse, puisque l’art est à lui-même son propre sens ou sa propre raison d’être. C’est en cela que les images de l’art se démarquent des innombrables image qui servent à convaincre, à séduire et à «faire vendre». L’image de l’art ne fait que se proposer. Elle est advenue fondamentalement sans cause et sans raison, à l’instar des éléments et des événements de la nature, dont l’histoire humaine est une partie. L’art se trouve ainsi au plus près du mouvement ou du processus même de la réalité ou de la nature. Il ne se situe pas dans une position de distance ou d’extériorité à son endroit, comme le fait la connaissance distinguant un sujet et un objet. On a souvent dit que l’art imitait la nature. Il ne l’imite pas au sens où il tente d’en copier ou d’en reproduire des éléments. S’il l’imite, c’est au sens où il fait comme elle, il produit ou crée, sans modèle, poussé ou inspiré par une puissance ou un désir immanent, c’est-à-dire ne faisant qu’un avec lui. Ainsi procède la nature. Elle n’imite pas un modèle, ne vise pas un but, mais déploie sa puissance. Cette puissance est créatrice, c’est-à-dire fait apparaître ce qui n’était pas. Pourquoi ceci apparaît-il plutôt que cela? La création ne peut jamais s’expliquer complètement puisqu’elle est apparition de nouveauté. Ce n’est pas non plus le règne de l’arbitraire, puisque la création va de l’avant forcément à partir de ce qui est. Quelque chose d’elle demeure cependant imprévisible. La création a toujours quelque chose d’étonnant. On ne sais jamais au juste quoi en penser. Elle ne démontre pas, mais montre. Elle se désigne elle-même. Elle agit. L’art nous touche directement, par-delà toute représentation, nous révélant silencieusement le caractère fondamentalement créateur de la vie ou de la nature.

Les images de Nicolas Baier nous révèlent la matière du monde. Cette matière n’est donc pas d’emblée visible. Ce qui est d’emblée visible, ce sont plutôt les images de la consommation et du divertissement, ou encore les images toutes faites, les clichés. Voir la réalité telle qu’elle est ou telle qu’elle devient n’est pas une mince affaire. Il y faut une sorte de discipline ou d’ascèse. Le simple se trouve en passant par le complexe, l’immédiat se touche par la médiation sophistiquée. La machine complexe est mise au service des images les plus simples. L’homme ne s’efface pas devant la machine, mais plutôt la machine s’efface devant ce qui est. N’importe qui pourrait participer à la confection de nouvelles images qui ne cherchent pas à se vendre ou à «faire vendre», mais à montrer ce qui se dérobe derrière les images toutes faites ou les clichés. La matière du monde, ce qu’il y a de plus concret, est aussi ce qui est laissé de côté. L’art de Nicolas Baier consiste à la montrer. Bien sûr, il la montre liée à une singularité créatrice. La matière du monde est multiple, indéfinie ou infinie, et chaque singularité artiste entre en contact avec l’une de ses parties. Cette matière ne précède pas l’acte créateur, puisqu’elle-même ne consiste qu’en un mouvement sans commencement ni fin de création. Elle ne se révèle ou ne se déploie que par un acte de création. Les images de Nicolas Baier, dans leur simplicité ou leur factualité même, nous invitent à poser nous aussi un acte de création, quel que soit le domaine dans lequel nous le posions – poésie, philosophie, musique, danse… Certes l’image artistique participe d’une certaine beauté, même si celle-ci, pour être appréciée, exige un certain silence et un certain abandon. Montrer la matière du monde est aussi la célébrer. L’art nous met en contact avec le mystère même de cette matière. Nous insistons ici sur la matière, car les arts plastiques glorifient le corps et les cinq sens, contrairement à certaines tendances religieuses et philosophiques qui divisent l’homme au profit de son âme ou de son esprit. Tout en insistant sur la réalité sensible, les arts plastiques sollicitent aussi l’esprit. Ils s’adressent en fait directement au corps-esprit. Les percepts captés ou créés par l’art sont indissociablement des afffects et des concepts. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il nous est difficile d’avoir une idée claire et précise devant une oeuvre d’art, puisque toute idée est entremêlée de perceptions et d’émotions. La réalité se présente sans les divisions que nous opérons en elle à partir de l’exercice séparé que nous faisons de nos capacités ou de nos facultés. L’art remonte en deçà des divisions opérées, ce pourquoi il peut être saisi comme une religion primitive, reliant d’emblée l’homme et le reste de la réalité. L’art est plus vieux que les religions instituées. Il est le lien le plus ancien entre l’homme et l’énigme du monde. Comment ce lien ancien peut-il encore être moderne? En étant toujours nouveau, en se faisant sans cesse à partir de l’étonnement, en un mot, en demeurant ce qu’il est, créateur. L’apparition de l’image n’est pas moins étonnante aujourd’hui qu’elle ne l’était, sur les parois des grottes, pour l’homme primitif. Cette image, puisqu’elle sert à révéler l’inconnu, a une dimension sacrée. Nous-mêmes, encore aujourd’hui, approchons l’image de l’art avec un certain respect, voire une certaine terreur. À quoi peut servir une telle image? Qu’en penser? Son inutilité ou son absence de signification claire ne remet-elle pas en question la logique de nos organisations sociales? La réalité est-elle ce qui occupe les devants de la scène, ce à quoi nous accordons tellement d’importance, ce qui semble aller de soi, ou n’est-elle pas tout autre? En nous révélant la matière du monde dans sa factualité presque brute, à l’aide notamment de machines offertes par la technologie moderne, l’oeuvre de Nicolas Baier nous remet en contact avec ce qui est à la fois le plus simple et le plus énigmatique : cela même que nous avons sous les yeux et que nous ne voyons pas.

L’artiste crée à partir de tout ce qu’il est, mieux encore à partir de ce qu’est l’être humain, car l’artiste ne devient créateur que dans la mesure où il s’ouvre à ce qui est plus grand que lui. Cela dépasse même l’humanité, car c’est aussi à partir de ce qui est, des événements ou de la matière du monde que l’artiste crée. Il participe ainsi à la transformation de la réalité – transformation et réalité ne faisant qu’un. L’oeuvre de Nicolas Baier célèbre la vie de la matière apparemment inerte. Celle-ci est dévoilée dans ses dimensions «invisibles à l’oeil nu», pour reprendre l’expression de l’artiste. La machine mise au service de l’art nous aide à voir plus loin ou plus près que la portée de notre oeil. La matière est montrée dans ses coloris, dans sa texture, dans sa diversité. Elle est ainsi directement reliée à la sensibilité et à la spiritualité entremêlées de l’être humain. En entrant en contact avec la matière révélée, l’être humain entre aussi en contact avec les soubassements de son être. Il s’agit en fait d’un fond sans fond, ce d’ailleurs pourquoi l’art ne nous met pas en contact avec un sens ou une signification, mais agit plutôt sur nous en affectant l’ensemble de notre corps-esprit, sans que la pensée comme faculté séparée et spécialisée soit toujours consciente de ce qui est en jeu. Elle aussi est débordée par un mouvement qui l’inclut et qui s’étend à la grandeur de l’infini ainsi qu’à la petitesse de l’infinitésimal. C’est également avec ces deux dimensions de la matière que l’art de Nicolas Baier nous met en contact. Nous le savons, l’artiste crée à partir du bon et du mauvais, du beau et du laid, du joyeux et du douloureux, plus encore, à partir du chaos, de l’informe, de l’indéterminé. Avec l’appareil photographique, l’ordinateur muni d’un logiciel de traitement de l’image, le scanner, Nicolas Baier opère la jonction entre ce qu’il y a d’obscur en lui et ce ce qu’il y a d’obscur dans la matière afin qu’en ressorte une certaine lumière, qui demeure fidèle cependant à l’obscurité originelle. Certains titres ou certaines interprétations de nature plus familière peuvent aider le spectateur (ou le regardeur) à s’y retrouver au coeur de l’obscurité dévoilée. Une part irréductible de l’oeuvre demeure cependant obscure, étrange, attirant l’observateur vers les zones informes et chaotiques d’où l’oeuvre est tirée, le mettant ainsi en contact avec le processus de création. L’art rassure en proposant des formes sur lesquelles notre regard peut se reposer, mais c’est pour mieux nous entraîner vers l’informe d’où elles naissent.

La création ne se fait pas que dans l’art, mais constamment, encore que l’art indique la création comme telle, alors qu’elle passe le plus souvent inaperçue dans les autres instances de la vie. Le sens de la vie ne se trouve que dans l’acte de création. Il ne fait qu’un avec lui. C’est en créant que l’homme et la femme vont au bout de leurs capacités. La nature déploie ou réalise sa puissance. L’homme et la femme font de même dans la mesure de leurs moyens. Le domaine dans lequel la création se fait importe peu. Aucun n’est privilégié. Les arts explicitent certains de ces domaines : musique, danse, sculpture, peinture, poésie, etc. Ces domaines sont illimités, ce d’ailleurs pourquoi de nouvelles formes d’art ne cessent de nous surprendre. La question est souvent posée : «Est-ce de l’art?» L’art semble en effet envahir des domaines qui n’ont traditionnellement rien à voir avec lui. La création s’exerce pourtant aussi dans ces domaines, bien qu’elle ne pas soit perçue comme telle. L’art montre précisément la création à l’oeuvre. Si l’art ne fait que montrer ou déployer le mouvement de la création, tout est virtuellement art et tous sont virtuellement artistes. C’est ainsi que  nous pouvons comprendre Nicolas Baier lorsqu’il affirme avec force que ce qu’il fait, tout le monde pourrait le faire, plus encore, pourrions-nous ajouter, chacun le fait déjà sans le savoir dans le domaine particulier où il oeuvre, puisqu’il n’est pas possible d’être ou de vivre sans créer, la réalité ou la nature elle-même n’existant qu’en créant. Seul l’art nous fait remarquer l’acte ou le processus de création, mais celui-ci doit nécessairement avoir lieu, puisque la réalité dont nous faisons partie est création. L’art ne se caractérise donc pas par son élitisme, son expertise ou sa complication, mais par sa simplicité. Là aussi, Nicolas Baier est très clair, démystifiant une certaine idée de l’art qui en fait un domaine réservé à des spécialistes : les artistes. L’art est le contraire d’une spécialité puisqu’il ouvre chacun à la création en cours. Il est vrai cependant que c’est la création dans l’art qui nous rend sensibles à la création ayant cours dans les autres domaines, y compris celui de la vie quotidienne, et peut-être avons-nous besoin de la création artistique pour stimuler la création ayant cours ailleurs, notamment celle qui ne laisse pas de traces ou peu de traces, comme celle qui se produit au fil des rencontres et des événements. L’art incarne la création dans des traces qui constituent l’oeuvre. Nous avons besoin de ces traces pour nous y retrouver et repartir de nouveau. Il est vrai que, quoi que nous fassions, nous créons, mais peut-être avons-nous besoin également de créer dans un art particulier – celui correspondant à notre goût ou à notre talent – afin de laisser des traces de ces autres mouvements de création qui nous traversent et de les relancer ou de les stimuler à leur tour.

Même si la création semble gratuite, c’est par nécessité vitale que l’homme et la femme créent. Antonin Artaud allait jusqu’à dire que c’est «pour sortir de l’enfer 3» que nous créons. Peut-être l’expression est-elle excessive, encore qu’elle soit parfois littéralement vraie. Ce qui est certain, c’est pour faire face à l’informe et au chaotique en eux et dans le reste du monde que l’homme et la femme sont amenés à créer. La réalité est d’abord incompréhensible. Elle déborde toutes les formes, qu’elles soient religieuses, scientifiques, artistiques. Sans cesse, nous sommes replongés dans le chaos. Celui-ci se manifeste à nous notamment par des affects obscurs, indéfinissables, souvent douloureux, tel l’affect d’angoisse qui semble sans objet, tellement les objets sont à la fois  nombreux et indéfinis. Que faire face au chaos? L’alternative est brutale : ou bien être détruit par lui, ou bien créer à partir de lui. La création ne se fait pas dans des conditions faciles. Si un Dieu tout-puissant et bienheureux existe, il ne crée pas, mais se contente de contempler passivement la création des autres, au premier chef celle de la nature. C’est pour faire face à ce qui ne va pas que nous créons. Si la création engendre la joie, elle part d’une certaine souffrance. Si elle ouvre un chemin, elle provient d’une impasse. C’est parce que l’être humain est placé au pied du mur qu’il doit enfourcher la ligne de création lui permettant de trouver une issue. Cette dernière n’est pas trouvée une fois pour toutes, car le chaos ne cesse de gronder, les formes aménagées ne le contenant que temporairement. C’est en reprenant contact avec le chaos que le processus de création s’enclenche à nouveau, que ce soit dans l’écriture, la photographie, la peinture, etc. Ce contact se fait malgré nous. Notre moi est lui-même une forme temporaire recouvrant un chaos. Ce dernier se manifeste notamment la nuit quand nous souffrons d’insomnie. Il surgit en fait n’importe quand de manière inopinée. Les formes s’effondrent; de nouvelles doivent être créées. Le processus de création est sans commencement ni fin. Il n’aboutit à aucun résultat, ou chaque résultat en fait partie. C’est donc pour vivre et pour survivre que l’homme et la femme sont forcés de créer. Nous sommes ici loin des facilités du divertissement. Les images qui en résultent – pour en revenir à l’oeuvre de Nicolas Baier – ne sont pas des images faciles. Elles ne sont pas d’emblée consommables. Elles nous provoquent, nous questionnent, insistent. Nous aussi, en tant qu’observateurs, sommes forcés de nous dépasser, participant ainsi au mouvement de création incarné par l’oeuvre d’art.

L’art ne fait qu’expliciter ce qui ne cesse de se produire. Il n’est pas étonnant dès lors que tout puisse être considéré comme de l’art. Cela ne dévalorise en rien celui-ci, puisque l’art ne fait que montrer le caractère profondément créateur de ce qui est. Nous ne sommes le plus souvent pas conscients de ce caractère créateur. La création ou la transformation n’est pas évidente, tellement elle fait corps avec le monde et avec nous-mêmes. Nous-mêmes y participons sans le voir ; par exemple, nous ne nous voyons pas vieillir. La transformation ne fait qu’un avec la nature même des choses. L’être humain a pourtant toujours recherché la stabilité. Il est vrai que la pensée a besoin de points fixes, de balises pour s’y retrouver. La connaissance consiste même à trouver des essences, des définitions, des lois, rendant ainsi la réalité, ou une certaine partie de la réalité, prévisible et manipulable. Aussi merveilleuse soit-elle, la pensée est limitée. L’art nous rend sensibles à d’autres dimensions de la réalité, notamment celle de la transformation ou de la création incessante, sans raison et sans finalité. L’art n’explique pas, il indique. Certes montre-t-il des formes permettant à la pensée de s’orienter, mais il montre en même temps la transformation des formes – que celles-ci sont le résultat d’une transformation et sont également en voie de transformation. L’oeuvre d’art se présente comme un moment d’un mouvement. Comment pourrions-nous ensuite identifier l’artiste à son oeuvre, puisque être artiste consiste d’abord et avant tout à créer, et que cet acte ou ce mouvement de créer est proprement insaisissable? L’art réside dans le mouvement de création bien plus que dans les oeuvres. Celles-ci peuvent même être des pièges dans la mesure où, s’imposant, elles empêchent de nouveaux mouvements. En fait, si nous savons nous ouvrir à elles, les oeuvres ne se présentent pas comme des modèles, mais comme des incitations à créer à nouveau. Seulement ainsi pouvons-nous les imiter. L’art du passé, aussi grand soit-il, pointe du doigt l’art d’aujourd’hui. Nicolas Baier a raison de sentir que son oeuvre s’inscrit dans la grande tradition de l’art.

1-Extrait d’un travail en cours.

2-Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, tr. G.-A. Goldschmidt, Paris, L.G.F., «Le livre de poche», 1983, p.108.

3-Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, dans Oeuvres complètes, XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 38.