Black box
Une boîte de carton, un parallélépipède rectangle, à l’échelle 1/1 (sa représentation, puisqu’il s’agit d’une sculpture en plastique noir, un plastique de très grande qualité, très pérenne et résistant).
La boîte est ouverte à l’arrière, et laisse deviner au spectateur attentif le dos d’un ordinateur de bureau, avec tous ses détails distinctifs extérieurs (prises USB, FireWire, VGA, etc.).
Un projet d’apparence très simple, sauf qu’en réalité, tout, absolument tout, chaque détail de la conception intérieure de l’ordinateur y est présent. Tout y serait imprimé dans ce plastique noir, carte-mère, disque dur, CPU, GPU, RAM, refroidisseur, câbles, circuits imprimés, etc., tout y serait imprimé dans ce plastique noir.
Par contre, impossible ou presque de les voir.
Personne, nul spectateur, nul collectionneur, n’y aurait accès.
Nous avons atteint depuis longtemps un niveau technologique qui n’est plus assimilable par une seule personne. Il est loin le temps où un érudit pouvait emmagasiner tout le savoir acquis.
En fait, un individu normal ne sait plus grand-chose. Nous vivons toutes et tous à peu près avec une culture verticale plus ou moins importante selon notre curiosité propre et notre niveau de compétence et d’instruction. Notre savoir horizontal est maigre, et effleure à peine la surface des choses, la plupart du temps.
Ma proposition demande au spectateur de lui accorder le même niveau de confiance que les grandes compagnies technos exigent de leurs clients. Qui sait vraiment comment un ordinateur fonctionne? Qui pourrait en recréer un à lui seul?
Est-ce la majorité qui déboulonne sa machine pour la comprendre, la trafiquer, l’optimiser? Qui décode son logiciel de traitement de texte, ou tente d’améliorer les performances mêmes de ses microprocesseurs ?
Notre couche de perception de la réalité est bien mince (notre vision, notre odorat, notre ouïe, à titre d’exemple, sont loin d’être très performants, en regard aux autres au monde animal, sans compter que nous n’avons pas non plus de sonar, comme la chauve-souris, ou de sens électromagnétique, comme le requin, de vision tétrachromatique, comme certains oiseaux, ou de 9 cerveaux, comme la pieuvre), et c’est grâce aux outils (à la technologie) que nous voyons (que nous écoutons, que nous sentons, que nous touchons) désormais. Nos sens nous mentent constamment, et nous nous fions sans cesse de plus en plus sur nos outils pour « voir » le monde.
L’outil précède l’humain (on a qu’à penser aux outils élémentaires utilisés et « créés » par de nombreuses espèces avant l’apparition sur Terre de l’humain).
Et l’outil enterrera l’humain probablement.
Notre relation avec l’outil est une histoire co-évolutive (l’ordinateur est notre « caisse de résonance »). La plupart d’entre nous voient la machine comme une entité qui nous serait extérieure, alors qu’elle nous est totalement constitutive. Quoi de plus humain qu’une machine? Chacune de nos activités, de la première minute à la naissance jusqu’à notre dernier souffle, toutes nos actions, chacune de nos décisions même, sont désormais étroitement liées aux machines. On ne saurait s’en passer, pour le spectre entier de nos opérations.
Biologiquement, nous n’avons presque pas évolué depuis 100 000 ans (notre cerveau est même substantiellement -3%- plus petit) alors que la métamorphose, les transformations, les ajustements de l’outil sont dans une courbe exponentielle irrépressible. Désormais, l’outil n’aura plus besoin de l’humain pour se « répliquer », il le fera par lui-même. Ce sera aussi, peut-être, un des points culminants de la singularité, si singularité il y aura.
L’outil le plus important de nos jours, et aussi le plus commun, est évidemment l’ordinateur. Il révolutionne déjà complètement nos vies, et n’a pas fini de chambouler la société.
Le titre Black box est un homonyme approprié pour cette proposition. C’est évidemment la boîte noire, témoin et enregistreur des données de voyages , mais aussi le nom donné aux machines de vérification des programmes informatiques, qui testent aussi les CPU. C’est aussi l’idée d’une scène modulable, en théâtre.
Le « cœur » de cet outil, c’est la carte mère. C’est là où se niche le processeur, ou le CPU (Central Processing Unit). C’est là que s’effectuent les instructions-machine des programmes informatiques. C’est là où est « traduit » notre langage humain (anglais, français, italien, espagnol, etc.) en langage binaire numérique (la base 2), sur lequel repose maintenant notre humanité. Comme le propose Olivier Dyens dans son livre La condition inhumaine (essai sur l’effroi technologique, Flammarion, 2008) le codage est en fait le réel Espéranto, le langage commun et international souhaité et fondé au début du XXe siècle.
Ma sculpture fonctionnera un peu comme le tabernacle opérait dans chaque église : on demandait à chaque visiteur (les croyants) un acte de foi, celui de croire qu’à l’intérieur de ce meuble, dans le ciboire et le calice, se cachait le corps du christ.
C’est encore un peu l’arbre de Penone, avant qu’il le sculpte, ou le bloc de marbre de Michel-Ange (dans lequel il voit déjà la sculpture finie).
On peut aussi penser à ces boîtes scellées (parfois soudées), où les gens rassemblent des textes et des objets personnels et significatifs, et qu’ils entèrent.
Et évidemment, c’est le mouton que « dessine » St-Exupéry dans sa boîte, à la demande du petit prince.
Sur la légende, au mur, un titre, l’année de production, les matériaux, et… un code-barre, et une adresse web, celle d’un petit vidéo explicatif. Une narration (la foi n’existe pas sans narration, sans histoire) : un rendu 3D où l’on peut « voir » les composantes intérieures de l’objet (mais jamais les preuves de sa fabrication, seulement des rendus 3d, des dessins). Donc, directement dans la galerie, le visiteur peut avoir accès à cette vidéo avec son téléphone intelligent.
Procession
Les pièces proposées pour NY parlent de la relation fondamentale entre l’humain et les outils (incluant principalement le langage et son nouveau véhicule, l’ordinateur).
Ce vidéo est un montage entre deux travelings avant, l’un dans un corridor de ferme de serveurs, l’autre en forêt. La trame sonore est tout aussi simple, le son des disques durs qui computent (sur les images de forêts) et le son du vent et de ruisseau, de pluie (sur les images de serveurs), tout est interchangeable.
Les images de serveurs et la trame sonore de machines sont toutes produites, c’est-à-dire qu’elles sont dessinées et travaillées, créées. Tandis que les scènes et les sons provenant de forêts sont des captations vidéo.
Donc, ce qui est « naturel » est capté, et ce qui est « artificiel » est recréé.
Nous avons dus, une fois les dessins terminés, louer les services d’un « Render farm » pour pouvoir « faire le « rendering » de ce travelling. Cette Tautologie (la ferme de serveurs qui dessine la ferme de serveurs) sert aussi mon propos.
Aux prémices de notre planète, voire même au crépuscule du Big bang, toutes les possibilités du vivant, toutes les potentialités technologiques, étaient à mon avis inhérentes. L’idée même de la la définition de la vie doit, peut-être, être revue, à fin de l’adapter aux outils, et particulièrement au langage.
On pourrait stocker toute l’information accumulée (et celle aussi engrangée dans le futur) sur ce complexe réseau que constitue une forêt, on pourrait aussi par tous les moyens technologiques tenter de reconstituer cette forêt… N’en reste pas moins que l’information ne sera toujours que partielle.
Le data total de la forêt, c’est la forêt.
Sauvegarde
Il faut savoir quand même que ces « nouveaux lieux du savoir », ces entrepôts de stockage de d’information, même si on ne les voit pratiquement jamais (qui peut se vanter de s’être promené dans un labyrinthe de serveurs?), font partie de nos vies de tous les jours, presque à chaque instant. Tout ce qui est sur le web, dans chaque téléphone intelligent, dans chaque texto, chaque courriel, transite et « s’installe » dans ces serveurs.
Ces 3 pièces, comme beaucoup d’autres dans l’expo, ont été dessinées, produites, et peintes avec l’aide ou par des machines.
Nervures
L’idée était de photographier avec l’aide d’un microscope électronique un circuit intégré. J’ai contacté le Conseil de recherche National du Canada, pour avoir accès à un microscope électronique, et on a photographié en « mapping » 1 500 prises de vue d’un microprocesseur de quelques millimètres à peine. Dans un travail de photo montage, il fallait ensuite recoller toutes ces images ensemble pour n’en faire qu’une.
J’ai choisi la puce Intel 8085, parce que très accessible partout à travers la planète. Elle a aussi contribué à démocratiser l’usage de l’ordinateur, puisqu’elle est insérée, à sa création dans les années 70, dans les premiers micro-ordinateurs. Son histoire est aussi riche d’anecdotes. Cette puce, entre autres, a été utilisée dans la sonde spatiale Pathfinder Mars, et se retrouve donc sur Mars depuis 1997.
Selon la loi de Moore, la puissance de calcul des ordinateurs (et de leurs circuits intégrés) double tous les ans. Ce qui nous conduirait directement à la singularité et à certains de ses aspects effrayants (l’intelligence artificielle qui contrôlerait le progrès et mènerait nos vies, et l’apparition de la supra intelligence qui signifierait selon plusieurs la fin de l’ère humaine.
La conception même de ces circuits intégrés et de leur semi-conducteur se fait maintenant à l’échelle nano (de là l’idée de les photographier au microscope).
Par contre, puisqu’ils deviennent de plus en petit, plusieurs pensent que la loi de Moore est vouée à une certaine fatalité, et qu’inévitablement, la course à la vitesse et à la puissance informatique aura une fin. Pourtant déjà, plusieurs autres technologies semblent poindre (transistors à nanotubes de carbone, circuits monomoléculaires, calculateurs quantiques), et laissent planer l’idée que, sans doute, cette évolution exponentielle continuera de plus belle.
En parlant au technicien responsable de l’utilisation du microscope, j’’ai appris que toutes les images prises par ces machines sont en fait en noir & blanc, et que, un peu à l’instar des photos prises par Hubble ou par d’autres sondes spatiales, elles sont toutes retouchées par des « artistes ». En discutant avec lui, il m’a même admis que le choix des couleurs est totalement subjectif. Il y a comme partout ailleurs, des effets de mode.
J’ai donc décidé de « colorier » Nervures des mêmes tonalités que la peinture Percée (elles étaient face à face dans l’exposition), pour permettre un dialogue entre les 2 pièces. L’une illustrant les parois d’une grotte ornée, un des endroits où la conscience humaine est probablement née, l’autre nous montrant un outil contemporain qu’utilise cette conscience, ou plus précisément le langage.