Enfermés le plus souvent dans nos soucis et nos occupations, nous oublions l’univers. Que sommes-nous dans l’univers ? Peu de chose, à quoi nous accordons beaucoup d’importance. La vision de l’univers, comme d’ailleurs celle de la mort, nous amène à relativiser nos problèmes. Nous habitons beaucoup de mondes à la fois. La contemplation du ciel étoilé nous plonge dans l’étrangeté foncière de ce qu’il y a, par-delà toute dimension familière, celle de notre quotidienneté, de nos explications scientifiques, de nos histoires, de nos mythes et de nos religions.
« Univers » n’est peut-être pas un mot plus approprié que celui de « nature », l’un et l’autre renvoyant à quelque chose de trop familier. Univers renvoie à unité, qui fait elle-même référence au logos ou à la raison. Il vaut déjà mieux parler de « multivers » ou encore de « divers ». Nous prenons ainsi conscience des limites de notre raison. Nous acceptons un rapport essentiel à l’autre ou à l’inconnu. Dieu n’est ni autre ni inconnu puisqu’il est notre Père. Grâce à lui, nous demeurons au centre de l’univers.
Les choses sont plus étranges. Si Dieu est une hypothèse liée à notre besoin d’avoir une explication ultime ou métaphysique, l’univers − pour garder ce nom − est incontestable, comme la Terre et le Soleil qui en font partie. La Terre et le Soleil sont étranges, mais nous les avons intégrés à notre culture. Nous procédons ainsi, tels des enfants criant dans la nuit pour se rassurer. Nous peuplons le monde de dieux qui nous ressemblent. Notre vision nous porte cependant au-delà de nos constructions. Penser qu’un Dieu a créé l’univers, c’est ramener celui-ci à notre échelle puisqu’en tant que Créateur, Dieu n’opère pas différemment de nous. Nous ne sommes cependant pas complètement dupes de l’opération. L’univers est plus mystérieux que Dieu. Il constitue une altérité plus radicale. Nous apparaissons et disparaissons en lui. Nous sommes petits et fragiles. La contemplation du ciel étoilé, en même temps qu’elle nous enchante pas sa beauté sublime, nous inquiète et parfois nous terrifie. L’incertitude et l’inquiétude sont ontologiques ; elles sont liées à notre position, à notre condition. Alors que nous regardons autour de nous pour nous protéger, comment nous protéger de ce qui peut nous tomber dessus ? Ce n’est pas une affaire d’obsession, mais de simple constat. Nous devenons modestes, alors que la croyance en Dieu nous monte souvent à la tête. Nous nous accordons grâce à lui une généalogie royale, laquelle nous confère tous les droits. En fait, nous sommes plutôt perdus dans les confins de l’univers, emportés dans des mouvements contre lesquels nous ne pouvons rien. Nous vivons dans l’inconscience et l’insouciance, absorbés par ce qui se passe autour de nous. Nous sommes ainsi faits que nous habitons à la fois l’infime dedans et l’infini dehors, pour parler comme Artaud, et cette dualité ou cette « disproportion », pour reprendre l’expression de Pascal, est caractéristique de notre condition, de ses paradoxes et de ses apories.
Le mot tout n’est pas plus adéquat que le mot univers puisque l’infini ou l’indéfini n’est pas totalisable. Nous ne pouvons qu’utiliser des notions limites, qui indiquent ou font signe plus qu’elles ne décrivent ou expliquent. Nous sommes face au mystère. Une pure matière énergie sans commencement ni fin, s’auto-engendrant, qui n’est pas actionnée par une cause extérieure ou transcendante, comme l’imaginent les religions toujours anthropomorphiques. En fait, aucune explication ne peut nous satisfaire. Nous sommes confrontés à des faits incompréhensibles. Nous ne pouvons comprendre qu’en ramenant les choses à nous, comme cela est si évident dans les religions, mais comme cela se produit également dans les sciences, qui sont le produit de la rencontre du corps-esprit et de la réalité. Comment l’infini pourrait-il être enclos ou compris dans le fini ? Tant de nos compréhensions sont en fait des illusions, et tant de nos vérités, des faussetés ! Méfions-nous de notre besoin de comprendre à tout prix. Nos hypothèses s’expliquent davantage par nos limites qu’elles n’expliquent ce qui est en jeu. Pourquoi tirer une conclusion dans un sens ou dans l’autre, alors que la réalité, elle, ne conclut rien, étant ou devenant simplement ?
Nous n’avons pas souvent de vision cosmique et voyons à peine ce que nous avons sous les yeux. Nous sommes saturés d’images. Où passe la frontière entre réalité et fiction ? L’univers demeure une idée limite. Nous le visualisons intérieurement, même vaguement, ou encore nous regardons des photos de lointaines galaxies prises à travers un télescope. Tout cela nous impressionne ou au contraire nous laisse indifférents parce que nous avons vu trop d’images, que notre capacité d’étonnement a été émoussée par trop de stimulations. L’énigme de l’univers est aussi celle de ce que nous sommes, de notre évolution et de notre histoire. En même temps que nous sommes spectateurs ou regardeurs, nous sommes dedans. Nous avons la sensation que toutes les sciences ne font que dérouler le mystère sans le résoudre. La rationalité que nous percevons dans le fonctionnement de la réalité nous indique, au-delà de tout effet pratique, que nous en faisons partie. Au fond du logos − raison et parole − qui nous constitue, nous demeurons bouche bée. L’étonnement est un affect plus vivant que le sentiment de maîtrise.
Nous pensons à l’univers comme se trouvant au plus loin, mais il se trouve également au plus près. Si nous ne le voyons pas parce qu’il est trop loin, nous ne le voyons pas non plus parce qu’il est trop près, devenu à nos yeux trop familier. En fait, le familier et l’étranger sont entremêlés. Nous intégrons les choses à nous et nous nous ouvrons à elles. L’inconnu est proche et lointain. L’univers nous apparaît froid, désertique et mort, en contraste avec la Terre regorgeant de vie, mais toute vie est mortelle. La mort est radicalement autre et pourtant nous entrons en elle comme dans le sommeil. De même, nous pensons connaître les gens que nous côtoyons, mais une part d’eux nous échappe comme elle leur échappe à eux-mêmes. La vie est tout aussi énigmatique que la mort. Nos sciences et nos techniques nous donnent un sentiment de maîtrise, mais celle-ci est partielle. Aussi grands, savants et performants soyons-nous, nous sommes petits, ignorants et impuissants devant la mort. Si « la fin du monde » prend la figure d’une apocalypse cosmique, elle prend plus souvent celle de la mort de tel et de tel vivant. Chaque fois qu’un vivant meurt, le monde prend fin.
La mort n’est pas seulement contre la vie, elle en fait partie. D’où vient la vie ? D’où vient l’univers ? On peut décrire les premières secondes ou fractions de secondes, mais le passage du rien au quelque chose nous échappe. La fin et l’origine sont des notions limites. Personne ne vit la mort. Comme le disent les épicuriens, quand nous sommes, la mort n’est pas et quand la mort est, nous ne sommes pas. Nous parlons de la mort de l’extérieur alors que c’est de l’intérieur et dans le silence que nous mourons. Nous sommes mourants comme nous sommes vivants, en tant qu’il s’agit d’un mouvement et non d’un état. Comme le remarque Thomas Nagel, nous pouvons connaître de l’extérieur toutes les caractéristiques de la chauve-souris, mais nous ne savons pas ce que cela fait d’être une chauve-souris. Un aveugle peut connaître intellectuellement les couleurs, la vision même des couleurs lui échappe. L’expérience de la vie ou la vie comme expérience déborde le savoir verbal ou conceptuel. Si une part de nous se détache de l’expérience pour la penser et la dire, une autre part ne fait qu’un avec elle.
Entre le début et la fin qui nous échappent, nous faisons l’expérience de l’énigme d’être vivants. Si nous sommes intéressés par la mort, nous le sommes plus encore par la vie puisque la mort suppose la vie. Si l’univers nous est une énigme, cette énigme passe par celle de notre corps-esprit. Aussi loin puissions-nous aller par la pensée dans le passé et le futur, jusqu’à l’origine et jusqu’à la fin, nous sommes dans l’énigme du présent. La pensée l’oublie et ne peut que l’oublier, car elle est tout entière occupée par le passé et le futur, le présent lui échappant. Nous nous projetons vers l’arrière et vers l’avant à partir du moment et de l’endroit où nous trouvons. La considération des espaces infinis se fait à partir de l’espace infime de notre corps. Nous devons tenir ensemble les contraires et les extrêmes.
La conscience n’est pas faite pour tout embrasser. Si les choses doivent un jour ou l’autre passer par elle pour exister à nos yeux, elle n’est elle-même qu’un élément d’un ensemble qui la dépasse de toutes parts. La chose déborde le nom qu’on lui donne. Alors que le nom nous est familier, la réalité qu’il désigne est étrange et plus qu’étrange, inouïe. Pensons au Soleil. Comme corps céleste, il est terrible, alors que le nom le rapproche du visage. À l’inverse, la familiarité du visage cache son étrangeté, voire sa monstruosité, telle qu’elle nous apparaît quand nous voyons le visage ou la gueule d’un vivant pour la première fois. Nous ne pouvons bien sûr faire abstraction de la dimension symbolique que nous attachons aux choses pour les intégrer et les connaître. Il ne s’agit cependant que d’une dimension. La considération de l’univers nous le fait fortement sentir, tellement son échelle est incommensurable avec la nôtre. Cette considération n’est pas là pour nous humilier, mais pour nous rendre plus vivants. C’est en effet en nous ouvrant à ce qui est plus grand que nous que nous nous ouvrons également à la puissance de vie qui nous constitue et qui est une partie de la puissance de l’univers. Même si nous sommes peu de chose, c’est par ce peu de chose que nous sommes reliés à l’univers. Quelle que soit la tonalité affective qui prédomine, joie ou tristesse, nous sommes confrontés à l’énigme d’être vivants, et cette énigme nous ouvre à toutes les autres.
La considération de l’univers ne doit pas en effet nous empêcher d’être simplement de bons vivants sur cette Terre. C’est notre façon d’habiter l’univers, mieux encore d’être, dans la mesure de nos forces, à son diapason. Si la considération de l’univers induit des sentiments d’incertitude et d’inquiétude, voire de peur et de terreur sacrée, elle induit aussi l’étonnement et l’émerveillement. Nous sommes la réponse vivante, factuelle à la grande question métaphysique : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » Si tout est en vain, cela appartient aussi à sa beauté. Il y a quelque chose de gratuit dans tout ce qui est grand. Le don est plus fort que l’échange. La création est si importante pour nous parce qu’elle est d’abord un pur déploiement d’être ou de puissance, de la même façon que les galaxies tournent, que le Soleil luit, que la Terre verdit. L’univers, la vie, l’humanité ne servent à rien. L’univers est : il y a. Nous aussi n’avons qu’à être. Certes allons-nous disparaître, mais cela appartient au caractère terrible et merveilleux de la chose.
Toute œuvre d’art doit aujourd’hui tenir compte de l’univers. Les frontières de l’art ont été franchies en même temps que celles de l’homme, de la vie et de la Terre. L’œuvre de Nicolas Baier, Vanité, qui a été exposée à la Galerie René Blouin du 18 février au 24 mars 2012, en est une excellente illustration. Elle est ouverte sur l’univers. Sa beauté resplendit dans la finitude, sa puissance dans la fragilité. L’être humain est devenu intensément conscient de l’univers, intensément conscient de la mort. Tout n’est-il pas, en effet, vanité ? Il se dégage de cette œuvre une lumière noire, une beauté sublime, inhumaine, surhumaine. Vois, homme, que tout passe et que tout disparaîtra, qu’il ne restera aucune trace de toi, de ta vie et de ta conscience, que la Terre sera brûlée par le Soleil, que l’univers lui-même mourra, quitte à ce qu’un autre renaisse. Sens-le. Pense-le. En même temps cependant, l’œuvre est là, présente, envoûtante, participant elle aussi bien sûr de la vanité de toutes choses, mais nous montrant magistralement, de manière éminemment contemporaine, la voie de la vie, de la transformation et de la création.