Si Nicolas Baier ne faisait pas «partie de la gagne» – par omission involontaire plutôt que délibérée – citée (2) dans le numéro spécial de CVPhoto intitulée «la photographie québécoise des années 90» (3), je gagerai(s) pour sûr qu’il fera bonne figure d’un numéro spécial «la photographie québécoise des années 2000», ce, publiée dans une dizaine d’années. Il est difficile de nomenclaturer, d’envelopper tous les protagonistes d’un champ en particulier, j’en conviens (qui retenir, qui ne-pas?). Il est honorable de tenter de définir des lignes de force d’une discipline artistique, dans notre cas de figure la photographie (qu’en retenir, que dire de neuf?). Exercice casse-gueule, je l’admets et je ne voudrais pas lever de chicane de famille. Épreuve de rattrapage (!?), donc, ici-même. Merci J.D.Si Bernard Lamarche (4) s’est autorisé – en libre penseur, critic attitude tout à fait louable – de réquisitionner un peu rapidement toute une pléthore d’artistes réputés et estimés très justement (dans l’ordre d’apparition de l’article en question : Massimo Guerrera, Jeff Koons, Guy Pellerin, Marie-Claude Bouthillier, Sylvain Bouthillette, Jean-Pierre Raynaud, Carl André (5)) pour caractériser (6) la fougue et l’opulence baierienne au moment de l’exposition à la Galerie SKOL (7), c’est qu’il ne connait pas l’homme-sensible derrière l’artiste en la personne d’un libre-arbitre. Car, malgré son parcours académique (Université Concordia et butinages à l’UQÀM et à l’UdeM), il ne lit pas sauf la presse quotidienne et il ne suit pas – aux aguets – ni tendance internationale en vogue, ni revues spécialisées qui s’en feraient l’écho. (8) À mon tour donc de relever le défi de l’analyse transactionnelle du Baierisme, à mes risques et périls (9). Attaquons le corpus sans plus tarder.
«SI LA TENDANCE SE MAINTIENT…»
Dans le début des années 90, Baier s’acoquinait avec la tendance majeure de la photographie dite plasticienne dans son défilé de caissons lumineux et autres installations stigmatisées par un médium – autrefois mineur – qui décide de sortir de sa surface et de prendre de l’expansion extra-bidimensionnelle. Tout comme la sculpture au tournant du XIX/XXe siècle est tombée de son socle ; le cadre, le passe-partout, le tirage photographique et son verre ont «reviré en l’air» (10). Ainsi, des surfaces lumineuses intrigantes et d’abord désarçonnantes intégrées aux murs en contre-bas imageaient des jeux de mains ou plus précisément des jeux de paumes (11). Elles faisaient mine (mimes) de repousser la cimaise («accroc/hage» judicieux). Plus loin dans la galerie, un caisson en épaisseur enserrait le corps nu vu de dos d’un modèle masculin reproduit à échelle humaine, caisson acôté contre le mur. Comment représenter le corps dans notre mo(n)de (de vie) contemporain? Comment se sortir du cadre, prisonniers que nous sommes des codes en vigueur. Vaine tentative de violenter les cimaises blanches et alcalines de l’éternelle galerie-lambda mais par contre, ici-même, réussite dans le trouble de la perception du visiteur que je fus.
Aujourd’hui et depuis l’exposition De fougue et de passion (1997) (12) où Baier inaugurait ses nouvelles moutures, le traitement photographique a repris son allure bi-dimensionnelle. J’écris «allure» car les effets divers apportés au fur et à mesure de sa recherche autour de carrés gigantesques ne sont pas limitatifs dans sa pratique. De plus, les divers agencements et contournements infligés aux prises de vue ré-assemblées apportent plus souvent qu’autrement une profondeur de champ, une vision perspectiviste («Sans titre [Salon]») quand Baier ne se contente pas de simples juxtapositions-accumulations en a-plats tout autant heureuses (exemple : «Sans titre, [Ronds]», «Sans titre [Plancher]») ou de photographies telles quelles agrandies mais dont le point de mire est iconoclaste (exemple : «Sans titre [Vaisselle]» (13)). Les écarts sont constants ; cependant, le travail de mise en exposition demeure invariablement scénographique. Difficile de faire le point, l’artiste nous berne. Sa démarche photographique va – malgré les repères formels réccurents – dans tous les azimuts! Chaque expérimentation à venir apporte son lot de révision des analyses précédentes. ARGH! DIANTRE!
ISONICO (14)
A contrario de tous les apprentis-sorciers et maîtres reconnus de la tendance photo-plasticienne aux négatifs standards gonflés en grands formats – alors que la photographie s’est voulue peinture, calife parmi les califes –, Baier justifie la taille de ses tableaux par une règle simple et strictement maintenue depuis ce temps (1996-1997). Faire grand impressionne toujours, sensation garantie! Sa justification provient d’une mesure-étalon : celle des matériaux de construction en Amérique du Nord, 4′ x 8′. Multiples de 8, 16″ séparant deux studs : ainsi va la vie d’artiste de Nicolas, par tranches de carrés de 8′ x 8′ composés de 144 carrés de 8″ de côté. Voilà la norme ISONICO (non déposée) : une clé résorbant un mystère. Mais ne dit rien sur comment cette construction grillagère (carré monochrome Malevitchien, bandes verticales Bureniennes, céramiques Jean-PierreRaynaudiennes, plaques métalliques CarlAndréesque) se remplit.
Ne m’a-t’on pas répété que l’art du XXe siècle aurait été celui de la désacralisation du noble matériau, de la finitude de l’objet avec sa dématérialisation, de la représentation aux valeurs sures (comme la crème du même nom, sans «^»). J’ajouterais alors qu’il a été – dans ses extrêmes – celui du glissement pas toujours subversif vers une esthétisation progressivement académisante du poil-de-poche-monté-en-épingle, pour parler vulgairement. (15)
Baier s’étend bien au-delà de la tendance de la photographie estampillée-sanctifiée – parfois à raison – dans l’«esthétique de l’ordinaire». (16) Pas de magnification de la poussière, des piles de livres et magazines, des objets à l’abandon, dé-rangés. Mais plutôt une mise à niveau dans une grille formatant son univers personnel, en toute honnêteté. Le quotidien n’est pas nécessairement banal. Baier nous en donne des épreuves à l’appui.
«MAÎTRES CHEU-NOUS!»
Si l’artiste en question ne se réclame d’aucune filiation directe (17) dans la photographie contemporaine québécoise et/ou internationale, on pourrait néanmoins avancer une hypothèse selon laquelle Nicolas Baier se place entre un Serge Tousignant et un Alain Paiement. Mais cela dit, SANS SUIVISME, SANS S’Y COLLER. Son travail en appelle aux jeux de distorsions visuelles opérés en analogique du temps de Tousignant – précurseur local – de rendus confondants et autres chassés-croisés de faux-semblants mais tout autant aux épreuves plastiques affligées par Paiement au travers de formes proprement sculpturales réactivant ses prises de vue multiples en analogique manipulées par la suite en numérique dans ses installations les plus envahissantes (nommons les monumentales «Chantier», «Sometimes Square», «Dead on Time» [l’horloge], «L’amphithéâtre de la Sorbonne»). Mais on pourrait fouiller plus loin chez S.T. en se référant aux différents pliages et autres sculptures de nouveaux matériaux (Plexi et autres métaux usinés, «nouveaux» pour les années 60/70) aux effets de transparence récemment ré-exposés par la Galerie Graff (18).
Renvoi historique vers les premiers montages photographiques de S.T. qui ont amorcé ses explorations visuelles et fait sa fortune critique : «Dix-huit coins d’atelier» (1972-1973), «Ruban gommé sur coin d’atelier – Neuf points de vision» (1973-1974) où des carrés simili-cubiques nous leurraient à merveille. Le S.T. plasticien et le moins «ampoulé» annonce le Baier des années 90 : «Environnement transformé no 2 – Saint-Jean-Baptiste, P.Q.» (1976), «Dessin de neige et de temps no 4» (1977), «Géométrisation solaire en losange» (1979) (19).
Plus récemment, c’est le triptyque photographique de la Biennale de Montréal 2000 et la pièce «Sans titre (Ronds)» qu’il faudrait mettre au défi de la comparaison de traitement de sujets et de formats similaires avec d’autres séries de S.T. : «Ouragan Brenda», «Ouragan Lili», «Ourangan Fran» (draps défaits en vaguelettes, 162 x 188 cm ch., 1996) et les 4 numéros de «Tempêtes matinales» (50 x 60 cm. ch., 1994).
Le point de vue inusité fait œuvre : en plongée les ronds de cuisine, en coupe transversale le lavabo remplit de vaisselles salles, en balayage frontal les murs en non finito, etc. chez Baier. Témoin de la réalité, autrement, décalé, désaxé.
Accrochez les simples mais efficaces superpositions de négatifs de A.P. («Téléscope [1932-1999]» : [superposition synchrone de deux points de vue identiques du même batiment des Presses Socialistes à Bruxelles]) ou points de vue extra/ordinaires («Constellation (squat)», 1996) (20) côte-à-côte avec «Sans titre (Vaisselle)» ou «Charte» : ça l’fait!
Rappelons-nous que S.T. a reçu une formation et un diplôme en Beaux-arts orientation graphisme (suivis de plusieurs années de pratique de la gravure) et qu’A.P. débutait sa carrière avec de la peinture «aérienne». Remarque non innocente quand on sait que N.B. présentait ses premiers solos à la Galerie V.A.V. de l’Université Concordia avec de grandes toiles peintes aux couleurs sombres investies de représentations tant figuratives qu’abstraites incorporant des éléments graphiques parasitaires tels quels : collages de papiers imprimés. Lien non sans arrière-pensée pour dire le coloriste chez N.B. dans son travail le plus récent, j’ajouterais le matiériste (glacis soulignés, couleurs et lumières tour à tour tamisées ou renforcées par l’outil infographique Photoshop5). C’est le cas le plus probant et repérable avec «Charte» (Galerie Optica (21)) mais c’était déjà notable dans «Sans titre (Établi)» (œuvre-charnière à mon avis) où le jeu de déplacement de carrés imbriqués dans le grand carré ne faisait que souligner la palette de couleurs homogènes dans tout atelier hétéroclite de bricoleur : outils dans une gamme de gris et argentés ou franchement rouge ; pinceaux et manches dans les bruns-bois naturel. Une fulgurance orangée nous projetait déjà «lost in space» en 1997 avec «L’appendice, l’autre et le courage». Un patchwork ou plutôt une courte-pointe post-disco («Fracture») nous ramenait au collagiste débridé et sans complexe (juxtaposition d’images abstraites, «blurées», à des carrés d’échantillons de faux-finis reluisants).
La cohérence du travail se ressent dans toutes les pièces produites par Baier depuis 1999. «Sans titre (Établi)», «Sans titre (Plancher)» et «Charte» nous renvoient directement à son travail et sa spécialité pécuniaire la plus courante : rénovations majeures, ravalements, menuiserie, conception de mobilier varié. C’est la somme d’expériences de terrain – parfois avilissantes, torturantes – qui l’amène aujourd’hui à sublimer ces carrés vernissés investis de strates en véritables carrelages slicks aux finis parfois proches des carreaux de céramique domestique (voir les fonds blancs des motifs circulaires accumulés dans «Sans titre [Ronds]»).
NÉO-REAL
C’est définitivement plus avec les Nouveaux-Réalistes que N.B. se sent en odeur de sainteté. Avec sa touche appropriationniste d’objets, de biens communs et ses opérations de détournements ou de mise à la verticale à la Spoerri. On peut aisément le vérifier avec les Affichistes qui, en décollant les posters de la propagande consumériste en plein essor et ceux des campagnes électorales d’un Charles De Gaulle sur le déclin dans les années 60, reconstruisaient – après les avoir lacérés puis marouflés sur d’immenses toiles – des tableaux (scènes de genres hybrides ou composites) où textures surchargées et transparences activées par accus de layers laissaient apparaître et souligner la vacuité de cette société de l’information naissante à qui la vague hyppisante, communautaire et revendicative PEACE&LOVE allaient donner une réponse (22). Le dévoilement de couches successives éclaircissait alors l’arrière-scène, les manigances des publicistes (23) qui se contredisaient dans leurs slogans («titres», terme de la profession (24)) et iconographies. Allez voir : «La Dolce Vita», «Il mostro immortale» de Mimmo Rotella ; «1/8 du plafond de la Biennale de Paris», «Le décor de l’envers» de François Dufrêne ; «Boulevard de la Chapelle, 20 novembre 1965», «Opération Nicole» ou «Angers, 21 septembre 1959» de Jacques de la Villeglé tout en comparant aussi les titres des récentes pièces de N.B.
Toutefois, le propos de Baier ne comporte aucun programme esthétique précis, il n’est d’aucun engagement politique quel qu’il soit. Il s’agit plutôt d’un engagement de soi, point nodal, dans la chose artistique.
Le parallèle avec les N.R. est d’autant plus pertinent quand on sait l’hétérogénéité de ces praticiens. N.B. ne se présente pas en tant que photographe et sa pratique ne se limite pas à ce champ artistique. Pierre Restany était tout à fait conscient quand il faisait naître le concept de «N.R.».
«(…) car il est évident / que c’est à travers ma personne et mon discours / dans le rapport que j’ai établi / entre des œuvres diverses / et précédemment perçues comme hétérogènes / que réside le fait nouveau réaliste / et c’est là qu’il convient d’en chercher la cohérence / (…)». (25)
Baier se permet même de belles échapées, au même titre que certains collègues-artistes de sa génération engagés dans une dynamique post-pluri-multi-trans-disciplinaire (où photo, vidéo, peinture, installations et «autres pratiques» font bon ménage). Une preuve parmi d’autres : le collectionnement de sacs et recouvrements de sacs plastiques commerciaux (aux logos les plus épars et coloris les plus étendus) empaquetant-enrobant des carrés en épaisseur qui construisaient une constellation séduisante sur le mur de SKOL, et donnaient inopinément en même temps une seconde vie – recyclée de la sorte – à ces sacs promis d’ordinaire à une courte existence. Le Christo, jeune N.R. (presque «anar’») avec ses réalisations plus modestes, n’est pas loin.
Les Nouveaux Réalistes avec l’appropriation des objets du commun des mortels et leurs détournements, ce sera là le développement de prochaines séries inédites. D’autres lieux de vie (cagibi?, toilettes privées? racoin de bureau? tré-fonds de tiroirs? rayons de bibliothèque? planches et plantes?), d’autres batteries de cuisine et accessoires professionnels ou domestiques apprêtés, façonnés selon la norme ISONICO. D’autres investigations de logiciels et procédés, d’autres usages de la photographie en Néo-Real comme on dit Real-Audio dans l’univers Internet.
AVEC/SANS (DÉ-)MÉNAGEMENTS
Mais dans le traitement des pièces présentées au moment de la Biennale de Montréal 2000, c’est plus vers les cubistes qu’il faut se diriger. Certains patterns nous en convainquent : assemblage, superpositions successives d’éléments désynchronisés d’un même lieu – en simultanéité – acollées parfois à des éléments sans rapport avec la scène annoncée ou matériaux sin nobilitate incorporés (une chambre à coucher plus ou moins anonyme : le triptyque «Lundi», «05-06-07», «Octobre»).
«Le 14 novembre 1908, le critique Louis Vauxcelles publie dans Gil Blas un entrefilet consacré à la dernière exposition de Georges Braque, où l’on peut lire: “Il réduit tout, sites et figures et maisons, à des schémas géométriques, à des cubes”. Vauxcelles aurait, si l’on en croit Apollinaire, emprunté ce mot à Henri Matisse. En tout cas, le terme de cubisme naîtra de là, par dérision. (…)» (26).
Georges Rousse (peintre-photographiant, photographe-peignant) nous a démontré-démonté certains us et coutumes du cubisme jusqu’au géométrisme et nous a transporté (téléporté) encore plus loin.
En même temps (sic!), c’est la chronophotographie qu’il faut convier à son tour. En Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey qui-ne-se-sait-pas, N.B. réalise à sa façon des photos de coupes spatio-temporelles (sans intégration de mouvement humain ou animal au contraire du propos de ses illustres prédécesseurs) en composant et recomposant des scènes d’intérieur. Voir l’édition produite et mise en vente par le Centre international d’art contemporain de Montréal au moment de sa Biennale, triptyque («Mardi», «28-29-30», «Septembre», 45 x 45 cm ch., édition limitée) qui, avec son coin télé d’abord anodin joue de substitutions, d’effacements d’accessoires et de rajouts. Il nous fait saisir (la télécommande est en vue) combien le travail de zapping-sampling-moving opéré par l’artiste, loin de brouiller le sens des images finales, nous inonde d’un sentiment identificatoire direct. Vie et appartement dysfonctionnels, rangements inadéquats, passer le balai, attaquer les moutons de poussière, oui, demain, procrastinations quotidiennes. Baier fait des ménages ; il sublime par ses installations des déplacements réels et fictifs.
«CUISINE ET DÉPENDANCES»
«L’égotisme, mais sincère, est une façon de peindre ce cœur humain», Stendhal.
En somme, quiconque ne connait pas la «cuisine» de N.B. commenterait l’œuvre en cours comme un auto-portrait continuel, un vrai-faux puzzle. N.B. s’inscrit en alternance en porte-à-faux ou colle complètement avec la définition à la Perec développée dans «LA VIE MODE D’EMPLOI» :
«(…) l’objet visé – qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois – n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne prééxiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque (…)» (27).
Les pièces (morceaux de puzzle) constamment ajourées de la «manière» Baier, le questionnement quasi égotiste au laisser aller assumé («voilà tel que je suis, c’est à prendre ou à laisser») forment un LÉGO aux ramifications infinies. Dévoiler qu’il vampirise les intérieurs de ses proches pour ses représentations photographiques n’enlève rien à la qualité du projet artistique. C’est préciser qu’il s’agit là d’un auto-portrait détourné (détouré, sans corps), délibéremment mis en scène et que le mystère inhérent véhiculé par ces scènes inhabitées ou habillées par les seuls objets, artefacts, détritus à l’abandon sera maintenu. Depuis sa période caissons-lumineux, Baier s’est départi de l’intention (la tentation) de représentation du corps et ce n’est qu’au travers de la pièce «Sans titre (Salon)» qu’on retrouvait alors un personnage de plain-pied à l’avant-plan mais à la tête tronquée. Qui est donc ce personnage, qui est cet «habitant»? Un peu le «MONSIEUR» de Jean-Philippe Toussaint que l’on retrouve accessoirement et «accessorisé» dans «LA RÉTICENCE», «LA TÉLÉVISION» et «LA SALLE DE BAIN», toujours en dérive de «L’APPAREIL-PHOTO» à l’«AUTOPORTRAIT (À L’ÉTRANGER)» (28). Un passe-muraille anonyme, un ermite errant, peu loquace, sur lequel vous ne vous retourneriez pas dans la rue mais qui a son mot à dire, son monde intérieur fourbillant-bouillonnant, prêt à craquer brutalement sous ses airs placides.
«Qui est là?» (29) questionnait Massimo Guerrera devant la chambre déployée, le lit défait, la pizza à moitié ingurgitée, le décor mural à peine installé ; comme notre première réaction face à l’intrus qui s’immisce «cheu-nous» : «Qui va là?». Mouvements incessants d’un être qui place sa vie d’atelier au même rang que sa vie en privé. Pas d’échelle de valeur, espaces investis à l’identique, la vie d’artiste quoi, mais sans l’effet bohémien d’une chambre à la Van Gogh (référence obligée, désolé). Pas de misérabilisme chez Baier, ni d’atermoiement. Il persiste pourtant «un piège» dans ces pièces en trompe-l’œil (chambre à coucher, salon, coin télé, partie de cuisine) comme le soulignait Raphaëlle de Groot au moment de sa visite. Un piège intrinsèque à ces séries où l’image – plus ou moins – manipulée demande aux regardeurs de s’attarder. Non pas pour contempler la scène (généralement pauvre au demeurant) mais afin de reluquer, de déconstruire l’ensemble pour reconstruire à partir de chaque élément-tuile, pour ainsi dire en découdre avec ce triturage énigmatique.
ÉLECTRO-NIKO
Si N.B., à l’image de nombreux artistes-photographes (dénommés ainsi par défaut et par volonté de non amalgame donc terme distinctif), n’a pas appris la technique photographique ni suivi de cours intensif d’infographie, on peut ajouter sans craindre la controverse qu’il a acquis une expertise en peu de temps pour saisir les enjeux de ces techniques/nouvelles technologies (la prise de vue 4×5”, les logiciels et manipulations numériques) en un temps record. Pas de pixelisation ou d’effets typiquement «technos» qui tournent au cliché. Ce n’est pas l’accumulation d’effets qui fait œuvre. La touche technoïde de Baier est rendue sans ostentation.
Amateur invétéré de musique, il s’en inspire, friand mais critique de la (scène) techno. Un vrai connaisseur ancré dans son temps mais pas extasié pour autant par les nouveaux outils.
«Notre ère, de justifier Matt Balk au bout du fil, est la première de l’humanité où l’on peut observer le temps en le gelant, c’est-à-dire en l’immobilisant sur un support technologique. Nous sommes maintenant capables d’en modifier la vision ou l’écoute au moyen de différents traitements, méthodes. Ralentissement, accélération, répétition, interférence. Et, puisque nous avons des yeux et des oreilles, pourquoi privilégier l’un ou l’autre?». (30)
«De la peinture par téléphone» s’exclamait Claude Bouchard (elle-même artiste et mère de N.B.) devant les premiers carrés géants du fiston au Musée d’art contemporain de Montréal en 1997. Commentaire pas si fou que ça pour dire les possibilités de façonnage, les moyens contemporains pour le créateur d’opérer. «Allo opérateur, j’aimerais obtenir tel ou tel numéro». Commande à distance d’une pizza et composition de la garniture (all dressed/all over, plain/monochrome, minimale etc.). Clavier devant les écrans, le numériseur à portée de la main ; le cellulaire, le Palm Pilot en vue, fax et courriel activés. «Jeux de mains, jeu de vilain.» Présence d’esprit et doigté agile recommandés!
«CECI N’EST PAS…»
Moults enchevêtrements et empilements : «Un vrai bordel organisé» commentait ma mère à l’entrée de ma chambre d’ado. Pour le travail de Niko, elle aurait tout à fait raison. Et l’opération de liquidation – plutôt que la métaphore marchande du débarras des Garage Sale – permet de faire le point/le tri/le pré-carré. Se départir de ce trop-plein de bébelles qui encombrent l’espace privé «aux frontières du réel» public via des interfaces cathartiques libératrices.
(Libre-)arbitre, coloriste, tachiste, matiériste, collagiste, designer (d’intérieurs), assembleur-opérateur pour ne pas dire tourneur-fraiseur, «Niko & Cie» est UN VRAI PLASTICIEN dans l’acception courante – bien ou mal – utilisée désormais par tout artiste – petit comme grand faiseur – français. Niko n’est pas un photogaphe post-documentariste (ses manipulations et le staging intrinsèque aux projets nous le confirment). Il ne prolonge pas les paramètres établis par la photosculpture mais produit de la «photo-en-batiment». Spécialité de l’entrepreneur : marqueteur-carreleur (31).
Concluons comme l’annonce Jean Coutu à son enseigne : chez Niko, «On trouve de tout, même un ami». Un ami qui vous veut du bien, qui mène une bataille – un manifeste plastique – contre l’insoutenable légèreté/gravité de l’être. L’être-seul, l’être-ensemble. Réponse intuitive à une tragédie existentielle.
L’auteur de ce texte tient à remercier l’Agence Stock Photo pour les facilités matérielles qui lui ont été offertes ainsi que S.T., G.S., S.G., G.d.P. et la G.G. pour l’aide à la recherche. Merci aux enseignements de L.L. et de J.L., à la patience de J.D. combinée aux attentes intempestives de J.L.!
(1) Version 2.0 augmentée à partir du texte paru dans CVPhoto, Photographie contemporaine, Montréal, no?, automne 2000.
(2) «Name-droppée» à son cœur défendant, à leur avantage ou pas.
(3) no.48, automne 1999.
(4) Aucun lien de parenté avec Lise Lamarche, Claire Lamarche, Bertrand Lamarche ou encore Bernard Lamarche-Vadel.
(5) Dans le même sac, nice bag! Une exposition de groupe à monter illico presto par un organisateur-curateur en mal d’inspiration : succès assuré.
(6) in Le Devoir, «Magasin général», samedi 4 et dimanche 5 décembre 1999, p.B.10, photo n&b.
(7) «Liquidation Niko & Cie», du 13/11 au 11/12/99, Centre des arts actuels SKOL, Montréal, corpus redénommé «Liquidation Niko et ses amis» par la suite.
(8) Ah, le dur métier de critique d’art! Souvent vilipendé (à mots couverts) et tout à la fois craint, parfois complice et fidèle dans le temps, plus rarement critiqué à son tour dans un dialogue honnête et serein face à l’enjeu en question : l’art, petite affaire sans bien d’importance finalement. Mais que d’égos, que de vils ergots ajouterais-je, de toutes parts! Tant de guerres me lassent…
(9) Et de faire fi du qu’en dira-t-on.
(10) SVP relire «La photographie plasticienne» de Dominique Baqué (Les Éditions du Regard, Paris, 1998) qui a l’intelligence de laisser sa place à nos Geneviève Cadieux, Alain Paiement et Roberto Pellegrinuzzi.
(11) Les îles blanches, Galerie Clark, Montréal, 1993.
(12) Musée d’art contemporain de Montréal, 1997-1998, conservateur : Réal Lussier qui a eu au moins le mérite de sortir N.B. de l’ombre, lui sous-exposé, absent de Artifice 96 et d’autres manifestations artistiques de ces années-là.
(13) «Sans titre (Vaisselle)» et «Sans titre (Établi)» font partie de la collection du Musée des beaux-arts de Montréal.
(14) Terme créé par le photographe-arpenteur Yan Giguère au moment de l’intronisation de N.B. à titre de «Membre du mois», carton du Centre d’art et de diffusion Clark (mars 2000). Lire le texte de Benoit Bourdeau est instructif.
(15) Attention, loin de moi l’idée de suivre les «fourvoyeurs» français de l’art contemporain que sont Paul Virilio (lire le tout chaud sorti des presses [«La Procédure Silence», Éditions Galillée, Paris, collection l’Espace critique, 2000] et surtout dénoncez-le ; pétition par courriels groupés sous peu) et Jean Baudrillard (dans le quotidien Libération et dans le livret «ILLUSION, DÉSILLUSION ESTHÉTIQUES», Collection Morsure, Édition Sens & Tonka, Paris, 1997) qui cherchent plus à attirer (attiser) l’attention qu’à faire amende honorable à leur culture personnelle, immense. Inadmissible. Impardonnable de la part de ces deux figures de proue de la pensée française à l’étranger! Alors, haussons la voix, montons le son, donnons du ton à ceux qui ont faim. On a les visionnaires qu’on mérite… Par contre, il manque de panseurs. À moins que moi-même – pris dans mes retards de lecture récurrents-résiduels, j’en omette des «à-pas-piquer-des-vers» (courriellez-moi sans plus tarder! expédiez-moi vos résumés de lectures savantes, fissa! d’avance merci).
(16) «esthétique de l’ordinaire» : titre et essai panégyrisants, de la manifestation et de l’exposition en plusieurs volets du mai [de la photo] (notez bien le tout sans majuscule), association Priorité Ouverture, Ville de Reims (France), direction artistique : André Rouillé, Emmanuel Hermange, 1995. Publication incontournable concernant cette question.
(17) Où sont passés les passeurs de relais, les relations filiales maîtres/disciples, disparus avec l’École des beaux-arts? Nos mentors manquent à l’appel des troupes.
(18) «signalements : œuvres formelles et géométriques», 07/09 – 07/10/00.
(19) Reproduites dans le généreux catalogue monographique rétrospectif intitulé «Serge Tousignant : Parcours photographique» édité par le Musée canadien de la photographie contemporaine, 1992.
(20) Deux morceaux présentés au Mois de la photo à Montréal édition 1999 dans le cadre de l’exposition de groupe L’évocation commissariée par Pierre Blache).
(21) Exposition présentée du 03/11 au 09/12/00 à Optica, un centre d’art contemporain, Salle multidisciplinaire, Montréal.
(22) La surrenchère d’informations conduit immanquablement au brouillage de l’information donc à la désinformation.
(23) Ceux qu’on n’appelait pas encore «créatifs de pub», expression créée dans les années 80 pour leur donner un statut plus respectable.
(24) Merci Frédéric Beigbeder!
(25) Extrait de «R comme RESTANY et aussi comme RAPPEL» in catalogue «1960 LES NOUVEAUX RÉALISTES», MAM/Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et la Société des Amis du Musée, 1986, p.40.
(26) Extrait de «Cubisme» in «Petit Lexique de l’art Moderne 1848-1945», Robert Atkins, version française établie par Jeanne Bouniort, Abbeville Press, 1993, p.64.
(27) Extrait de «Préambule», «LA VIE MODE D’EMPLOI», Romans, Georges Perec, Hachette littérature, Paris, 1978, p.15.
(28) Tous romans publiés aux Éditions de Minuit, Paris.
(29) Ne cherchez pas plus loin, je ne convoquerai pas Roland Barthes, pas moi, pas à mon tour, pas dans ma tribune. Par trop galvaudé le Roland!
(30) in La Presse, Alain Brunet, «Maîtres ninjas du zentertainement, Le tandem Coldcut inaugure le Media Lounge du Festival du nouveau cinéma et des nouveaux médias», jeudi 12 octobre 2000, p.C.1.
(31) «cas-par-cas-relieur» (merci Lacan!).