Nico au pays des merveilles

à l’occasion de l’exposition Paréidolies, 2008/2010

David Liss, directeur du Musée d’art contemporain canadien

Dans ses premières oeuvres photographiques, Nicolas Baier a eu recours aux technologies numériques pour construire des images fragmentées évoquant le cubisme et explorant les dynamiques spatiales aux multiples facettes de son environnement immédiat, c’est-à-dire son appartement et son studio. Grâce à l’« aménagement » de son environnement, il fut en mesure de susciter de nouvelles lectures et une compréhension renouvelée des réalités qui, peut-être, ont été tenues pour acquises ou sont demeurées ignorées, suggérant que la soi-disant réalité est fluide, éphémère, sans être nécessairement arrêtée ou figée. Cette perturbation du familier, qui a entraîné une réorganisation des caractéristiques physiques de l’environnement de l’artiste ainsi que de la relation qu’il entretient avec lui, a également ébranlé et modifié la dimension psychique de son appréhension de la présumée réalité. Baier a donc franchi le miroir de la conscience ordinaire pour pénétrer les dimensions paranormales de l’existence que le rationnel ne parvient pas à saisir, dans un univers merveilleux aux possibilités infinies.

Sa récente série d’oeuvres, qui élargit la recherche aux territoires encore plus incertains et aventureux de la cognition de l’espace psychique, se trouve regroupée sous le titre Paréidolies, rappelant les phénomènes de la perception relatifs à l’appréhension d’images dissimulées au sein des formes et des configurations d’autres images ou objets. Au cours des années vingt, Hermann Rorschach a élaboré la technique d’évaluation psychologique fondée sur la tache d’encre, tandis que, longtemps auparavant, Léonard de Vinci affirmait pour sa part s’inspirer des formes qu’il percevait dans le mouvement des nuages ou de l’eau. Bien que la science occidentale se soit toujours refusée à accorder une valeur à l’inquantifiable et n’ait jamais accepté les notions relatives au principe de la réciprocité du physique et du psychique, il se peut que les mystérieuses sources de l’imagination aient une signification plus importante que nous le pensions à cet égard. Nicolas Baier souhaite que nous le croyions. Entrez, si vous le désirez, dans le merveilleux monde de l’illusion de Nico, où l’incertitude est la seule certitude et où les éléments de vérité se révèlent être en réalité autant de fictions subjectives.

Dans le contexte de la série Paréidolies, les oeuvres de Baier fonctionnent à la manière d’un catalyseur qui solliciterait le regard des spectateurs en proposant des surfaces séduisantes sur le plan esthétique, ainsi qu’une imagerie décentralisée et non iconique, afin d’inciter les facultés de la perception à être constamment à la recherche d’un sens. Ici, toutefois, la quête est celle du sens et d’images chargées d’un large potentiel. Le spectateur peut, au départ, se sentir aller à la dérive, déconcerté ; un étranger dans un pays insolite qui, sans être entièrement inconnu, ne lui est en rien familier. Évidemment, Baier choisit minutieusement ses images et celles-ci sont d’ailleurs construites avec une grande précision. Les paysages spécifiques et quasi lunaires qui nous sont présentés dans les Paésines (2008) sont en fait des images obtenues à l’aide d’un simple balayage, sans autre intervention de l’artiste. La formation des nuages et Le chemin del’eau, deux oeuvres de 2008, sont réalisées en agrandissant le balayage d’une feuille de papier tachée d’eau. Au premier coup d’oeil et après un examen hâtif, cela semble évident, sans plus. Cependant, si on les observe plus attentivement et avec un peu de recul, on constate que la mémoire et la cognition sont faussées et transformées ; le dessin d’une double ligne représentant un paysage nuageux se précise, évoquant une aquarelle de David Milne ! En y regardant mieux, il s’agit en fait d’une photographie montrant une feuille de papier tachée d’eau. Parfois visible, parfois non ! Les fantômes et la magie sont effectivement présents dans ces oeuvres puisqu’elles évoluent dans les foyers de l’imaginaire, où se construit la perception : là où règne l’esprit.

Par leur contenu et leur structure, certaines des créations de Baier abordent l’expérience spirituelle ou religieuse (notamment Ogive, 2007), mais sa conception de la spiritualité ne se confine pas aux règles, au littéralisme et aux artifices de la doctrine religieuse. L’artiste est davantage inspiré par la capacité innée de l’humain à entrevoir intimement et fugitivement la nature de l’existence ; ainsi, le potentiel de transformation se réalise lorsqu’il est sollicité ou stimulé, ou lorsque le niveau de la conscience ordinaire est perturbé. Ses images sont le reflet des corridors de la conscience. Elles constituent des portails, des portes de la perception s’ouvrant sur le meilleur des mondes, situé au-delà des frontières d’un lieu où peu d’entre nous osent s’aventurer : l’espace intérieur, l’ultime frontière.

L’imposant chef d’oeuvre de Baier intitulé Vanités, réalisé en 2007-2008, atteint à une efficacité viscérale en évoquant ce cheminement. Remarquable par son échelle et sa complexité, cette création de la taille d’une murale se présente littéralement et métaphoriquement comme une galerie des glaces regroupant plus de 30 éléments d’image, chacune étant obtenue à l’aide du balayage de la surface d’un vieux miroir. Les différentes expériences proposées au spectateur passent de l’infiniment petit au macrocosmique : nous avons ici tout loisir de nous laisser imprégner et envahir par l’oeuvre dans son ensemble ou de nous abandonner au plaisir d’un examen extrêmement minutieux des plus infimes détails. Cette œuvre est tellement impérieuse qu’il s’avère presque impossible de résister à s’y engager complètement. Le temps passe et semble suspendu. Immergés et enchantés, nous ne pouvons qu’observer et explorer. Les rayures, les fissures, les trous, les traces d’écaillement ainsi que les diverses autres inscriptions sur les images des miroirs se transforment, se métamorphosent et prennent l’apparence de l’eau, de la terre desséchée, d’un paysage, de la voûte céleste, de planètes, d’étoiles ou de galaxies lointaines. Les notions d’échelle et d’espace se dissipent, tandis que nous glissons dans la quatrième dimension à travers le continuum espace-temps. L’expérience métaphysique, manifeste à travers la singulière élasticité de l’imagination, est sollicitée et mise à l’épreuve.

Dans Vanités, les miroirs constituent le matériau, mais ils représentent également la pierre de touche de la série Paréidolies. Il s’agit évidemment d’images de miroirs dont la surface, sans être faite de vrais miroirs, semble en mesure d’absorber et de réfléchir la lumière. La métaphore comporte implicitement l’intériorisation de l’expérience ; en revanche, l’extérieur du moi, c’est-à-dire le visage et la tête du spectateur (l’identité et le siège de l’imagination), de même que l’environnement immédiat se reflètent à la surface des images, floues et légèrement déformées, rappelant la résonance des multiples facettes de notre nature. Ainsi se révèle une conscience plus vive, plus profonde, plus intense et plus sublime que la réalité matérielle. Chaque spectateur a toute liberté relativement au parcours et à l’interprétation ; il ne saurait d’ailleurs en être autrement. Chacun de nous, magicien dissimulé derrière le rideau, est le maître de son propre parcours.

Avec cette dernière série de travaux, Nicolas Baier s’aventure audacieusement au-delà des recoins et des crevasses de l’environnement privé, réalisant un télescopage au sein des méandres et des multiples strates de la conscience et de l’esprit — un lieu qui se reflète cependant dans notre environnement immédiat. Ses images, en apparence banales, sont empreintes à la fois de la fascination, de l’enchantement et du merveilleux présents dans l’univers ou, au moins, autant que l’autorisent toutes les audaces de l’imaginaire.