La Technique de Préhension : A propos des Photographies de Nicolas Baier

Nathan Brown, Professeur assistant, UC Davis, Département d’Anglais et Programme de Théorie Critique

Traduit de l’anglais par Thomas Duzer

«La vraie question philosophique est : comment un fait concret peut-il manifester des entités abstraites de lui-même, auxquelles cependant il participe par sa propre nature ?»

Alfred North Whitehead, Procès et réalité

Lorsque j’ai rencontré Nicolas Baier à l’automne 2009, il a parlé d’extinction. Sa propre mort, et même celle de ses proches, a-t-il affirmé, n’est pas ce qui le trouble vraiment. Bien que leur inévitabilité puisse attrister, elles ne sont pas quelque chose de complètement réfractaire à l’affect, la réflexion, la résolution. Mais c’est l’extinction des espèces — la disparition de la conscience de la surface de la planète, et peut-être même du cosmos — qu’il trouve inassimilable.  Il s’agit d’une source de terreur plus fondamentale que l’affection d’un corps. La pensée de l’extinction se trouve dans l’esprit à la fois comme un noyau qui ne peut être intégralement pensé et comme une désintégration qui ne peut pas être intégrée. «L’extinction», écrit Ray Brassier dans Nihil Unbound «déploie une annihilation physique qui nie la différence entre esprit et monde, mais qui ne peut plus être interprétée comme une limite interne à la transcendance de l’esprit […] parce qu’elle implique une extériorité qui déplie ou externalisel’internalisation de l’extériorité concomitante à la conscience et à ses représentants.» La pensée de l’extinction exfolie la pensée de la mort elle-même : elle ouvre la surface de cette pensée, l’expose, en la jetant dans un abîme de matière non pensante dont l’absence de pensée demeure inaccessible à la connaissance.

La qualité paradoxale d’une telle pensée est ce que Quentin Meillassoux a appelé le problème de la dia-chronicité, d’un «décalage temporel de la pensée et de l’être». Un tel décalage exige que nous pensions ce qu’il y a là où il n’y a pas de pensée, et donc que nous pensions un temps absolu avant ou après l’existence de la connaissance humaine, un temps non-kantien qui doit être pensé comme en-soi plutôt que comme pour-nous, comme autre chose qu’une condition formelle de la réceptivité sensible. Par conséquent, le problème de la dia-chronicité implique également celui de la détermination des objets en tant qu’ils sont en soi, plutôt que ce qu’ils sont pour-nous, à savoir, le problème de la détermination des objets d’une manière non-corrélationnelle. Ce que Meillassoux appelle un archifossile, par exemple, est un objet qui porte la trace d’un temps non-corrélationnel : un objet qui manifeste un temps antérieur à l’existence de la vie ou de la sensation, et par conséquent antérieur à l’existence de la manifestation elle-même. Ce paradoxe de la manifestation pose la question suivante : «comment un être peut-il manifester l’antériorité de l’être sur la manifestation?» Ou, pour le dire de manière plus générale, comment pouvons-nous savoir, par l’intermédiaire des propriétés manifestes d’un objet, celles qui, dans l’objet, sont indifférentes à la manifestation ? Dans Après la finitude, Meillassoux poursuit cette question en tentant de remettre à l’honneur la distinction traditionnelle entre qualités premières et secondes, où les qualités premières de l’objet « en soi » sont celles qui sont indifférentes à toute corrélation avec la connaissance ou la sensation, tandis que les qualités secondes sont celles qui existent seulement «pour-nous». Pour Meillassoux, la reprise de cette distinction est un projet néo-cartésien, et la difficulté réside dans le fait de la réhabiliter, après Kant, de façon non dogmatique. «Pour réactiver en termes contemporains la thèse cartésienne», écrit-il,

«et pour la dire dans les termes mêmes où nous entendons la défendre, on soutiendra donc ceci: tout ce qui, de l’objet, peut être formulé en termes mathématiques, il y a sens à le penser comme propriété de l’objet en soi. Tout ce qui, de l’objet, peut donner lieu à une pensée mathématique (à une formule, à une numérisation), et non à une perception ou une sensation, il y a sens à en faire une propriété de la chose sans moi, aussi bien qu’avec moi.»

C’est « une formule [ou] une numérisation » qui rend les propriétés d’un objet irréductible à un corrélat subjectif, et qui pourrait nous autoriser à penser un temps ancestral, ou le temps de l’extinction : le temps de la dia-chronicité.

Une formule ou une numérisation : lors de son retour vers le rationalisme mathématique de la philosophie de Descartes, Meillassoux fait allusion à une théorie de la formalisation, de la technique, de l’inscription, en tant qu’elles se rapportent à la connaissance d’un objet qui est à la fois objectif et construit — bien qu’il n’élabore pas une telle théorie dans Après la finitude. C’est en vue de l’élaboration d’une telle théorie que je désire examiner l’œuvre de Nicolas Baier.

***

Nicolas Baier est un photographe, et par ceci j’entends qu’il numérise les surfaces de miroirs anciens et déploie de riches épreuves au jet d’encre noire de leurs opacités troublées sur dix mètres d’espace de galerie.

Nicolas Baier, Vanités 01, 20072008

À travers un microscope, il photographie méticuleusement une tranche de météorite de la taille d’un timbre poste plus de 4000 fois puis assemble ces milliers de photographies en un agrandissement luisant d’1m80 sur 2m40 d’une résolution impeccablement précise et d’une profondeur immersive.

Nicolas Baier, Météorite 01, 2008

Quand une panne d’ordinateur sature le moniteur avec un champ de couleur de lignes rouges densément pixellisées, s’estompant en direction d’un horizon apparemment éloigné sur une mer pourpre et sous un ciel incarnat, il restitue cette image comme une transparence chromogénique et l’expose sous une boîte de lumière sous le titre Failed.

Nicolas Baier, Failed, 2008

Lorsqu’il voyage dans le sud de la France pour voir les peintures des grottes préhistoriques, Baier photographie la pierre nue à côté de ces images inaugurales, enregistre les traces non représentatives, les contours, et les fractures de la roche.

Nicolas Baier, Grotte, 2010

Et au Parc des Buttes-Chaumont à Paris, il photographie un flot de lumière qui s’écoule à l’intérieur de la grotte artificielle creusée sur l’ordre de Napoléon III.

Nicolas Baier, Photons (Le monde des idées), 2010

La composition qui en résulte, Photons (Le Monde des Idées), est une allégorie numérique de la caverne en vingt-cinq épreuves au jet d’encre soigneusement agencées. Si nous regardons cette composition de près, nous pouvons voir à l’angle de la lumière que Baier a inversé l’image, de telle sorte que la lumière semble tomber vers le haut à la diagonale des stalagmites, plutôt que vers le bas sous les stalactites suspendues. L’image d’un platonisme inversé : un matérialisme de l’Idée dans lequel c’est la lentille plutôt que l’œil qui se détourne des simulacres vers l’Eidos, ne serait-ce que pour restituer une image simulacrale de ce détournement comme un portrait du médium. La photographie numérique, ici, pourrait être considérée comme le nec plus ultra d’un art de l’extériorisation, de la représentation, qui a commencé sur les murs des cavernes il y a des millénaires, et qui revient maintenant donner la vérité matérialiste de ces extériorisations simulacrales; à savoir, que le monde des idées est particulaire, que la lumière est elle-même le médium.

Sur le mur de la galerie en face de Photons, derrière un panneau de plexiglas de 2 mètres sur 2, est suspendue une réplique en verre du globe oculaire gauche de Baier.

Nicolas Baier, Photons (à gauche) et Sans titre, 2010 (à droite)

C’est un œil qui ne voit pas, mais qui préside la scène alors que nous regardons son non-regard aveugle. Telle la boîte sardine de Lacan qui scintille dans la mer, il attire notre regard. Et dans la mesure où nous nous mettons dos à lui, en direction de Photons, nous nous sentons être l’objet d’une préhension opérée par le Regard lui-même, occupant une position spécifique dans le champ de vision dont l’appareil photographique fonctionne comme prothèse. Dans l’installation de Baier, Le Monde des Idées est à la fois une image visuelle que nous regardons et une relation, qui doit être pensée, à un œil qui ne voit pas, à la non-visibilité. La champ du Regard est cette relation médiatisée du sensible et de l’intelligible, un champ dans lequel nous en venons à sentir la présence facticielle de notre corps située non seulement entre regarder et être en quelque sorte regardée de manière aveugle, mais aussi entre œil et esprit, photons et Idées. Deux médiations donc : la présence physique d’un corps et la reproduction technique d’une image et d’un globe oculaire. Dans Photons (Le Monde des Idées) la lumière de l’intelligible est représentée par les photons réels à l’intérieur de la caverne, et c’est l’expérience sensible de notre relation incarnée à cette image qui sollicite la pensée.

Si Photons met l’accent sur l’illumination d’une surface de pierre têtue, dans Vanités, l’assemblage monumental de miroirs scannés réalisé par Baier, cette relation de la lumière à la surface, au regard, à la technique photographique, est inversée. Ici, la surface réfléchissante du miroir n’est pas transmise en tant qu’image;en fait, sa surface est opacifiée par un procédé d’enregistrement numérique qui engloutit toute la lumière que le miroir renvoie au capteur du scanneur. «Le scanneur ne capte que les marques ou les manques» remarque Baier. «En circuit fermé, le plan réfléchissant ne reçoit pas d’information (le miroir se faisant face à lui-même). Une fois numérisé, l’avatar se révèle : une étendue sombre, noire et profonde.»

Nicolas Baier, Vanités 01, 20072008 (détail)

Le reflet est soustrait de la surface par un enregistrement qui absorbe la lumière qu’il reflète, de telle sorte que «[d]ans ces images, la surface ne renvoie […] pas au spectateur sa représentation». La représentation du spectateur — ma propre image, celle que j’aurais vue — est soustraite en même temps que la surface réfléchissante: effacée. A sa place, nous sommes confrontés à «une étendue sombre, noire et profonde» de «marques ou [de] manques». C’est comme si le tain du miroir, son avers, avait saigné à travers la surface. Comme si ces marques et ces manques, vus à la place de nous-mêmes, étaient les résidus étranges de son inversion. Comme si c’était devenu la vocation de la photographie que de transmettre l’inversion de  l’avers de l’image.

Comme si — mais ce n’est pas ce qui se produit. Ce que nous voyons n’est pas une inversion (elle-même une fonction d’un miroir), mais plutôt l’exposition implacable d’une surface de laquelle le reflet a été scalpé : facticité plutôt que fantasme. C’est la fonction du stade du miroir, selon Lacan, que de laisser place à «la quadrature inépuisable des récolements du moi», morcelé comme l’est le Je, au moment de son émergence en tant qu’imago, par sa division entre identité et aliénation, insuffisance et anticipation. Et c’est la médiation de l’image — en tant qu’extériorisation — qui modèle le spéculaire «leurre de son identification spatiale» qui ainsi captive le sujet et «machine des fantasmes».

L’effet de Vanités de Baier est plus de l’ordre de la scène d’Au-dessous du volcan de Lowry analysée par Clément Rosset dans Le Réel : Traité de l’idiotie. «Pourquoi était-il ici», se demande le Consul dans le roman de Lowry : «Pourquoi était-il toujours, plus ou moins,ici ? Un miroir lui aurait fait plaisir, pour s’y poser cette question» écrit Lowry. «Mais il n’y avait pas de miroir. Rien que la pierre.» Pour Rosset, la substitution de la pierre au miroir est emblématique de l’idiotie du réel à laquelle le Consul est confronté. Le problème n’est pas, comme pour Lacan, celui d’une capture spatiale précipitée par la duplication du réel comme image, mais plutôt celui de la suffisance stupide et abstruse du réel à lui-même, face au désir de reflet. Rosset lit ainsi le passage de Lowry :

«Pour se saisir, pour savoir qui il est et pourquoi il est là, il faudrait un miroir ; mais le monde ambiant ne lui offre que de la pierre […] Il y a en effet deux grandes possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux, qui bute sur les choses et n’en tire rien d’autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images. Le contact rugueux est un contact sans double ; le contact lisse n’existe qu’avec l’appoint du double.»

Alors que Méduse se transforme en pierre quand elle est confrontée au double en miroir de son propre regard, Vanités de Baier nous amène dans l’idiotie du réel en transformant en pierre le miroir lui-même, par la soustraction de sa fonction de duplication, en tant qu’appareil spéculaire, par l’intermédiaire de la représentation photographique de l’opacité sous sa surface. Se confronter à Vanités est se confronter à une duplication technique du réel effacée, annulée, en tant que double, par la transmission d’une absorption têtue. Au lieu d’un reflet, nous voyons «une étendue sombre, noire et profonde» dans et au travers de laquelle on ne peut pas voir. Encore une fois : c’est la médiation de la technique qui réalise cette soustraction du double spéculaire. C’est la médiation d’un appareil (le scanneur numérique) qui ne trace rien d’autre que le résidu ou le reliquat d’un mirage réfléchissant.

Miroir et pierre. Peinture rupestre et scanneur numérique. Le mur rocheux à côté de l’inscription primordiale d’une image et l’étendue sombre, noire et profonde sous la surface d’un double spéculaire. Il ne s’agit pas seulement des préoccupations de l’œuvre de Baier comme photographe, mais aussi celles de l’œuvre de Bernard Stiegler comme philosophe de la technologie. Dans le premier volume de La technique et le temps, Stiegler médite sur ce qu’il appelle «le défaut d’origine» qui effonde l’émergence à la fois de l’objet technique et de l’espèce humaine. Il enquête sur le processus coévolutif de la «technique inventant l’homme, l’homme inventant la technique», un processus qui se produit par le biais du cours lent d’une «dérive génétique» dans laquelle le développement du quiet du quoi, du cortex et de l’outil, ont lieu ensemble. L’importante révision de l’analytique existentiale d’Heidegger faite par Stiegler consiste en ce qu’elle établit que l’historicité (le déjà-là) et l’anticipation projective (le pas-encore) — tout comme la temporalisation scissionnelle de leur non-coïncidence — dépendent toutes deux en première instance de la technique: de l’extériorisation de la rétention par l’intermédiaire de l’outil, la trace, l’inscription, l’organisation de la matière organique comme enregistrement.

Pour Stiegler, la coévolution de la technique et de l’homme se produit par l’intermédiaire d’un processus de «fabrication embryonnaire» qui ne peut être localisé d’aucun côté de l’apparente division entre homme et animal, matière inorganique et matière organique, objet technique et être vivant. Et cette coévolution est initialement effectuée dans la pierre, par l’intermédiaire de la gravure d’inscriptions au silex. Ce que Stiegler appelle un  «protostade du miroir» est la production d’un intérieur psychique grâce à l’extériorisation, une rencontre entre «la matière grise» et «la matière minérale» où «le cortex se réfléchit […] comme dans une psychè minérale, mode archéo ou paléo-logique de la réflexivité, ténébreux, enseveli, se dégageant lentement de l’ombre comme, d’un bloc de marbre, une statue.» Restituée par la technologie numérique, l’opacité troublée des miroirs de Baier nous ramène à la scène primitive : une mise en abyme opaque dans laquelle la différence entre miroir et pierre s’anéantit. Facticité plutôt que fantasme, ai-je dit, afin d’opposer la pierre de Rosset au miroir de Lacan. Mais en ayant Stiegler à l’esprit nous pourrions dire que c’est la coévolution de la facticité et du fantasme qui est lisible dans l’œuvre de Baier. L’ «étendue sombre, noire et profonde» de Vanités est ce que Stiegler appelle un «mode archéo ou paléo-logique de la réflexivité, ténébreux, enseveli», qui doit être localisé à la surface de contact entre matière grise et matière minérale.

C’est la sensation d’un tel contact que nous pouvons appeler, en référence à Alfred North Whitehead, une « préhension ». Cette modalité de sensation ne peut pas être saisie au travers de l’opposition entre la pierre et le miroir. Une préhension n’implique ni le contact brut avec la pure idiotie du réel qui ne tire des choses «rien d’autre que le sentiment de leur présence silencieuse», ni le leurre spéculaire du miroir, «qui remplace la présence des choses par leur apparition en images.» Une préhension est un lien déterminé, dans la mesure où elle exclut ou bien inclut un autre élément dans la constitution interne réelle de ce que Whitehead appelle entité actuelle ou occasion actuelle. Le terme de «préhension» est également applicable à l’inscription au silex et par le cortex d’un mode de réflexivité «ténébreux, enseveli», émergeant au cours du temps évolutionnaire, ou au mouvement d’un capteur de scanneur sur la surface d’un miroir, son absorption d’une lumière réfléchie qui ne sera pas réfléchie en retour vers le regard du spectateur. Entre Photons (Le Monde des Idées) et Vanités, c’est la technique de préhension qui est en jeu pour Baier: la manière dont le contact, l’enregistrement, l’extériorisation saisissent, médiatisent, et transmettent une relation au réel.

La dernière œuvre en date de Baier— Projet Etoile (Noire), une installation exposée à l’automne 2010 au sein de l’exposition Transformations — est une démonstration stupéfiante de son engagement à penser par l’intermédiaire de la capacité du nouvel art médiatique à expérimenter avec la technique de préhension.

Nicolas Baier, Projet étoile (noire), 2010

Si nous nous détournons de Photons (Le Monde des Idées) — de notre étrange position entre une allégorie numérique de la caverne et un globe oculaire aveugle — et si nous regardons vers le mur du fond de la galerie qui héberge l’exposition de Baier, nous découvrons notre image reflétée dans un miroir brisé, dont les fractures spiralent vers l’extérieur telles une toile d’araignée à partir un point d’impact unique.

Nicolas Baier, Vanité, 2010

Son titre est une répétition : Vanités (2010). Disposés sur les murs entourant cette répétition fracturée de l’œuvre antérieure de Baier, se trouvent plusieurs objets mystérieux. Immédiatement à droite, une épreuve à jet d’encre blanche tendue autour d’un cadre profond représente un trou enfoncé en son centre.

Nicolas Baier, Impact, 2010

Intitulé Impact, cette pièce paraît être un double non-réflexif de Vanités. Elle semble être enfoncée à cause d’un choc que le miroir adjacent projette et distribue vers l’extérieur, mais il s’agit en fait de l’image d’un tel enfoncement — une photographie bidimensionnelle quelque peu étrange d’un impact non spécifié subi par le mur du studio de Baier. A la droite d’Impact se trouvent des photographies de deux récipients à peinture circulaires en aluminium intitulées Satellite 01 et Satellite 02, qui tous deux portent les traces d’une substance noire granuleuse. De l’autre côté de la salle, se trouve une toile ovale densément recouverte par ce qui semble être la même substance sombre dont les récipients sont tachés. Les récipients éveillent un étrange sens de la peinture à laquelle ils font face de l’autre côté de la salle comme le résidu de sa propre composition.

 

Nicolas Baier, Satellite 01, 2010, Satellite 02, 2010

Nicolas Baier, Monochrome (noir), 2010

Sa surface noire semble attirer dans sa propre opacité toute la lumière des murs blancs de la galerie, stabilisant le jeu des reflets et des répétitions qui l’entoure. La pièce est intitulée Monochrome (noir). Au centre de l’installation que j’ai décrite, qui fonctionne comme un point autour duquel elle pivote, se trouve une grande sculpture en acrylique, graphite, et acier intitulé Étoile (noire).

Nicolas Baier, Star (Black), 2010

Elle paraît être un imposant morceau de minerai d’argent extrait du sol, poli, et exposé sur un socle de pierre rectangulaire qui ressemble au monolithe noir de Kubrick. Mais en fait, ce que nous regardons est une réplique d’un autre objet qui n’est nulle part présent, bien que ses traces nous entourent d’une manière ou d’une autre. Etoile (Noire) est une reproduction immensément agrandie d’une pépite de météorite en graphite qui tient dans la paume de la main, et qui provient de Diablo Canyon en Arizona.

Nicolas Baier, Projet : photo 01, Étoile (noire)

Ayant tenu en main ce morceau de météorite lors de ma visite du studio de Baier en novembre 2009, ayant écrit mon nom avec sur une feuille de papier, ayant vu son propriétaire le faire sauter dans sa main tel un magicien avec quelque chose dans sa manche, une question simple au sujet de cet objet petit, mais curieusement lourd, me vient à l’esprit face à l’installation de Baier : où est-il ?

En 2009, j’ai tenu cet objet dans ma main; j’en ai opéré la préhension. Il est compact, lourd, irrégulier mais lisse, rayé d’étroites fissures qui traversent sa surface, d’un noir monotone moucheté dans ses indentations de zones couleur rouille. En septembre 2010, j’ai vu un matériau noir goudron, étalé de façon régulière sur une toile ovale au mur d’une galerie, s’estompant à certains endroits en un gris opaque, d’un mat sombre mais avec des mouchetures scintillantes distribuées sur sa surface à peu près semblable à celle d’un galet. Et entre cet objet d’art et le résidu de sa production se trouve une imposante reproduction de l’objet que j’ai un jour tenu, à la fois entièrement transformé et étrangement fidèle à «l’original».

L’année précédente, Baier m’avait raconté ce qu’il prévoyait de faire avec la météorite que j’ai tenue en main.

Nicolas Baier,

Projet : photo 01, Étoile (noire)

Projet : photo 04, Étoile (noire)

Projet : Division, Étoile (noire) 

Projet : Division, Étoile (noire)

Il numériserait ses contours en utilisant un scanneur 3-D, en divisant la surface de l’objet en vingt sections distinctes, chacune fonctionnant comme la carte numérique d’une zone de surface déterminée de l’objet. Il «imprimerait» ensuite des modèles tridimensionnels agrandis de ces unités distinctes en utilisant une machine de stéréolithographie, avant de les assembler en une réplique sculpturale composée.

Nicolas Baier, Projet : 9 étapes, Étoile (noire)

Ayant produit cette réplique, il réduirait ensuite la météorite en poudre et liquéfierait le graphite dont elle est composée, l’utilisant pour peindre une toile ovale dont la forme aurait pour but de suggérer les anisotropies du rayonnement micro-onde de fond cosmique.

Anisotropie du rayonnement micro-onde de fond cosmique, enregistré par la sonde Wilkinson Microwave Anisotropy Probe (WMAP)

Au côté de ces œuvres, il exposerait la reproduction d’un miroir fêlé et d’un mur de gypse fracturé, qu’il aurait tous deux brisé avec son poing. Son poing, dit-il, « agissant comme une météorite. » Toutes ces pièces sont appelées par Baier « transformations », et leur production est médiatisée non seulement par le travail et le savoir-faire technique — l’habileté artisanale de Baier et l’itinéraire conceptuel de son projet — mais aussi par des instruments numériques sophistiqués, par la technique.

Pourquoi parler de ces transformations en termes de technique de préhension ? Le processus de transformation est technique non seulement parce qu’il implique la médiation de scanneurs 3D et de la stéréolithographie, mais plus fondamentalement, depuis la perspective de l’analytique de la technique et du temps de Stiegler, parce qu’il implique l’enregistrement et la transcription. Il s’agit d’un processus de préhension pour à peu près la même raison. Pour Whitehead, une préhension est non seulement «l’activité par laquelle une entité actuelle effectue, pour son propre compte, sa concrétion d’autres choses» («les entités actuelles s’impliquent en raison de leurs préhensions mutuelles»); c’est aussi l’activité par laquelle une occasion actuelle reproduit le «perpétuel dépérir» du passé et du présent. Whitehead détermine deux types de procès ou de «fluence» qui dépendent tous deux de la fonction de préhension. D’abord, la concrescence est «le procès par lequel l’univers, avec sa pluralité de choses, acquiert une unité individuelle propre [qui] s’obtient en reléguant chacun des éléments de la pluralité à un rôle subordonné dans la constitution de l’unité nouvelle.» La concrescence est la composition processuelle d’une entité actuelle au milieu d’autres. Il y a ensuite la fluence de transition d’existant particulier à existant particulier. «Transition» (et nous pouvons peut-être considérer le terme de Whitehead comme analogue au titre de Baier, Transformations) implique un dépérir du procès d’une entité actuelle par lequel son existence particulière est constituée comme un «élément original en vue de la constitution d’autres existants particuliers que fait naître la répétition du procès». Ces deux types de fluences sont dans une relation précise : la transition est le procès par lequel une entité actuelle devient le datum d’une nouvelle concrescence.

Parler de « la technique de préhension », c’est déterminer la pertinence mutuelle des itinéraires conceptuels de Stiegler et de Whitehead comme suit. Ce que Stiegler appelle coévolution de la technique et de l’homme, un processus coévolutif qui émerge de la préhension mutuelle de la main et du silex, dépend d’une relation particulière de transition et de concrescence. L’extériorisation technique de la mémoire comme enregistrement — ce que Stiegler appelle la mémoire tertiaire de la rétention technique — construit le déjà-là d’une historicité contextuelle de laquelle peut émerger une invention technique supplémentaire (impliquant projection, anticipation, prévision).  «C’est le processus de l’anticipation lui-même qui s’affine et se complique avec la technique» écrit Stiegler. La technique est «le miroir de l’anticipation, lieu de son enregistrement et de son inscription en même temps que surface de son réfléchissement, de la réflexion qu’est le temps, comme si l’homme lisait et liait son avenir dans la technique.» Epiphylogenèse est le terme qu’emploie Stiegler pour le tracé du temps comme un processus technique de rétention et de transmission, divisé entre la facticité et l’anticipation: une histoire de traces dans laquelle ce qui se développe (processus, genèse) est conservé (concrescence, épigenèse) et transmis (transition, épiphylogenèse) par le biais de la coévolution de l’homme et du technique. Penser cette coévolution particulièren’est pas formuler une théorie des préhensions en général, mais plutôt penser la spécificité de cette sorte de préhensions rendues possibles par l’historicité de la technique. Si le «silex est la première mémoire réfléchissante, le premier miroir», et si c’est le couplage à partir duquel l’histoire coévolutive de la technique se déploie, quelle sorte de préhensions évoluent-elles en épiphylogenèse qui aboutit en synthèses techniques de la mémoire rendues possibles par les technologies numériques — c’est-à-dire les prétendus «nouveaux médias» ?

Alors que la déstabilisation par les technologies numériques de la fonction indicielle de l’enregistrement photographique et de la fiabilité du cadre photographique a souvent été soulignée, c’est évidemment l’exactitudeindicielle de l’enregistrement numérique qui passe au premier plan dans l’installation de Baier. La capacité d’enregistrer précisément et de reproduire les contours subtils de la surface d’un objet — de formaliser sa surface en trois dimensions, de conserver cette forme sur un support numérique, et de caractériser une réplique tridimensionnelle précise à une plus grande échelle grâce à la stéréolithographie: ceci est rendu possible par l’exactitude indicielle supérieure des technologies numériques. C’est rendu possible par une capacité supérieure à conserver et transmettre des traces complexes d’un objet existant. Le Projet Etoile (Noire) de Baier joue avec les différentes instanciations de l’indice comme trace, mais celles-ci mettent toutes en avant ce que Stiegler appelle la précision «orthothétique» des images numériques.

Vanités (2010) est peut-être l’emblème le plus manifeste de cette obsession. Cette pièce que nous avons vue dans la galerie n’est pas simplement la présentation d’un miroir fêlé; c’est plutôt une reproduction élaborée de cet objet. Baier rapporte qu’il a scanné chacun des morceaux d’un miroir brisé, et généré un document vecteur pour chacun des éclats. Il a ensuite ciselé laborieusement des répliques de ces fragments à partir d’autres miroirs, et assemblés ceux-ci en une reproduction minutieuse de la surface brisée. Ce procédé, qui a pris plus de trois cents heures, constitue un hommage glacial non seulement à la fraction d’un instant pendant lequel la ligne de faille s’est d’abord étendue à partir du point de contact à travers la surface du miroir, mais aussi à l’exactitude indicielle du fait de scanner les morceaux brisés et ensuite de transférer cet enregistrement numérique dans un vecteur spatial servant de modèle sculptural. L’ «habiletéartisanale» de Baier se mesure à la précision des ces indices numériques. La «mémoire réfléchissante» d’abord activée par le couplage du cortex et du silex se réfléchit maintenant dans la sculpture de traces de traces, inscrivant le temps de l’œuvre dans les matériaux de sa production à travers une coordination complexe d’objet, de pensée, d’œil, de main, d’outil, et de mnémotechnique.

Formalisation, rétention, caractérisation. Le processus articulé et transversal d’enregistrement et de reproduction qu’on trouve dans l’œuvre de Baier — processus que Whitehead et Stiegler nous permettent de décrire comme un processus de concrescence et de transition, d’épiphylogenèse médiatisée par une mémoire tertiaire — nous pousse à recadrer les débats entre d’importantes positions au sein de la théorie des médias contemporaine. Ce dont il est question dans l’œuvre de Baier n’est pas essentiellement le «cadrage» affectif d’une médiation numérique par un corps humain (comme pour Mark Hansen), ni essentiellement une excision d’un tel cadre par la transmission inhumaine de l’information codée par des systèmes informatiques (comme pour Friedrich Kittler), ni à mi-chemin entre une «intermédiation» mettant l’accent sur des processus émergents actifs à travers des boucles de rétroaction dynamiques entre hommes et ordinateurs (comme pour N. Katherine Hayles). Ce sur quoi chacun des ces modèles repose, et quoiqu’elle devienne déconstruite ou en intermédiation, c’est une distinction initiale entre corps humains et systèmes informatiques. La référence à la technique de préhension, d’autre part, nous permet de mettre de côté cette distinction provisoire et de commencer plutôt avec l’ontologie plate des entités actuelles / occasions actuelles, constituées de manière relationnelle par des préhensions. En outre, commencer avec Whitehead nous autorise aussi à mettre de côté les enchevêtrements rhétoriques rencontrés par Stiegler à cause de son usage du terme «l’homme» pour désigner le site conceptuellement déconstruit (bien que conservé terminologiquement) d’un couplage structural avec la technique. Depuis cette perspective, nous pouvons voir que ce n’est ni le phénoménologique ni la rencontre «émergente» d’un «homme» et d’un «outil» qui sont intéressants dans l’œuvre de Baier (ni le traitement «inhumain» et la transmission du code numérique), mais plutôt la manière dont la pertinence de ces catégories est déplacée par la particularité spécifique de préhensions réticulées instanciées dans différents médias, constituant et traversant des processus de concrescence et de transition. C’est à partir d’une telle perspective, et par le biais d’une telle terminologie, que nous pouvons saisir et accepter ce que Stiegler nomme le «défaut d’origine». C’est dans ce défaut (ni «avant» ni «après») que des catégories telles que celles d’«homme» et d’«outil» commencent à faire sens. Mais cela signifie qu’elles ne peuvent ni commencer ni cesser de faire sens parce qu’elles n’ont ni origine ni télos. Ce n’est pas que ces catégories doivent être abandonnées, pas parce qu’elles ont été supplantées, mais plutôt parce qu’elles ont toujours déjà été abandonnées à la technique de préhension, à la constitution du déjà-là comme mémoire tertiaire que Stiegler révèle dans l’analytique existentiale de Heidegger.

Cette précision terminologique, cependant, n’atténue pas la situation énigmatique de l’objet dans l’installation de Baier. Revenons à notre question précédente :  est la météorite que nous semblons trouver partout déplacée dans Projet Etoile (Noire) ? Qu’est-ce qui peut être considéré comme trace d’un tel objet, et où peut-on en trouver une ? L’objet n’est nulle part présent, mais il est néanmoins plus grand que jamais et en plein milieu de la pièce. Il est devenu la cohérence de sa construction technique, et la cohérence de cette construction circule par conséquent tout au long du devenir de ses traces. L’objet, qui n’existe ni ici ni là comme une localisation simple — mais est plutôt modulé dans et à travers une série de transformations particulières — est devenu la résonance transversale de leurs reliquats différentiels. Il est présent autant dans la série des traces transcriptrices et rétentionnelles que dans chacun des termes.

Evoquant la ressemblance morphologique entre sa toile ovale Monochrome (noir) et la forme de l’anisotropie du rayonnement micro-onde de fond cosmique, Baier décrit la pièce comme «un essai pour peindre l’univers avec de la poussière d’étoiles». Donc, dans les termes de la théorie sémiotique de C.S. Peirce, Monochrome (noir) est-il l’icône d’une anisotropie, un symbole de «l’univers», ou un indice de l’objet avec le résidu réduit en poudre duquel sa surface noire est composée ? Cette question ne serait peut-être pas plus pressante que celle qui demande si La Joconde est une icône de la femme qu’elle représente ou un indice du lin à partir duquel l’huile de lin de sa peinture a été pressé — n’était-ce la présence dans l’installation de Baier d’une réplique agrandie de l’objet même réduit en poudre avec lequel Monochrome a été peint. Situé précisément là où un spectateur pourrait se tenir pour appréhender la surface de la peinture, la présence de la réplique suggère que poser ces questions a déjà été entrepris par la composition de l’installation dans laquelle la peinture se trouve. Une reproduction mimétique de l’objet en question occupe déjà la place de celui qui interroge — en face d’un miroir brisé, entre un univers peint avec de la poussière d’étoiles, et les satellites artificiels déployés dans le processus de production de la peinture.

Si, comme le dit Baier, Vanités (2010) et Impact enregistrent tous deux l’impact de son poing «agissant comme une météorite», plutôt que l’impact de la météorite elle-même, alors elles enregistrent une idée provoquée par un objetréalisé par un corps enregistré sur un substrat. Mais étant donné que les morceaux de miroirs brisés sont scannés et retaillés plutôt qu’exposés directement, et étant donné qu’Impact est une épreuve au jet d’encre d’une photographie numérique plutôt qu’une plaque de gypse perforée, ce que ces morceaux ont en commun n’est pas leur présentation immédiate d’un indice mais plutôt la médiation technique de traces indicielles se déplaçant à travers un réseau de préhensions. S’il y a une déstabilisation de la fonction indicielle de la rétention technique dans l’œuvre de Baier, ce n’est pas à cause de la malléabilité des médias numériques (puisque, encore une fois, c’est l’exactitude rétentionnelle de cette dernière qui est mise au premier plan). C’est plutôt attribuable à l’expansion radicale de la catégorie d’indice qui va jusqu’à comprendre toutes les traces : conceptuelle, affective, mnémonique, corporelle, technique.

Nous pouvons approcher cette radicalisation de l’indice dans l’œuvre de Baier grâce à la lecture de Peirce selon le principe de relativité de Whitehead qui affirme que «chaque élément de son univers est compris dans chaque concrescence.» Selon le principe de relativité, «une entité actuelle est présente au sein des autres entités actuelles» et «[e]n fait, si nous admettons des degrés de convenance, y compris une convenance négligeable, nous devons dire que toute entité actuelle est présente au sein de toute autre entité actuelle.» Décider alors qu’un signe fonctionne comme une icône ou un symbole plutôt que comme un indice doit rendre compte de ce que Whitehead appelle « degrés de convenance ». Néanmoins, le principe de relativité de Whitehead implique une reconnaissance du sens dans lequel chaque entité actuelle fonctionne à un certain degré comme un indice de tout autre. C’est-à-dire que chaque concrescence a une relation réelle, une relation déterminée, avec chaque élément de son univers, et l’entité actuelle qu’elle compose pourrait être considérée comme un «signe» d’une telle relation. Si, pour Peirce, un indice est «un signe déterminé par son objet dynamique en vertu de la relation réelle qu’il entretient avec lui», une préhension est alors le vecteur de cette détermination, la relation réelle d’une entité actuelle à un objet qu’il comprend dans sa propre constitution en tant que datum, cause, condition.

Par conséquent, étant donné cette radicalisation de l’indice, ce qui est crucial à l’œuvre de Baier comme photographe et artiste conceptuel est non seulement de saisir mais de délimiter le rôle de telles traces indicielles, pour rendre manifeste des transformations spécifiques ou déterminées. Baier le fait en explorant les conditions techniques de leur enregistrement et de leur transmission. Le problème de la relation entre objet, signe, et interprétant dans le Projet de Baier est de spécifier ce que l’installation comprend, et c’est en grande partie ce que signifie demander «où» peut bien être l’objet motivant apparemment ses transformations. C’est-à-dire, comment pouvons-nous déterminer ou penser la constitution de ce qui traverse cette série de transformations ?

Ce problème est proche de la question fondamentale de l’expérience du morceau de cire de Descartes : où est le morceau de cire, alors que toutes ses propriétés sensibles subissent des transformations dans le temps quand il est exposé à la chaleur du feu, et quelle est alors l’essence de ce corps — que comprend-il essentiellement ? Selon Descartes, il y a trop de modifications de l’objet pour que l’imagination puisse suivre leur déploiement; «une infinité de semblables changements» dit-il. Nous devons abstraire de la mutabilité des qualités secondes, de chaque instanciation particulière de la cire comme cette collection de ces données sensibles-ci ou de celles-là, et par conséquent, pour Descartes, c’est l’esprit seul qui est capable de percevoir l’objet intelligible comme étendu, flexible, modifiable. C’est l’esprit seul qui est capable de saisir les qualités premières de la cire comme irréductibles à la particularité de la concrescence sensible.

Nous pouvons situer l’exploration par Baier de la technique de préhension en considérant son approche de ce problème cartésien en relation aux deux réponses à l’épistémologie cartésienne : celle de Whitehead et celle de Gaston Bachelard. Pour Whitehead, les conclusions que tire Descartes de l’expérience du morceau de cire seraient exemplaires de la «bifurcation de la nature» endémique à la philosophie moderne et résumée par la distinction entre qualités premières et secondes. Dans Le Concept de Nature, Whitehead rejette toute division de connaissance entre les qualités qui sont appréhendées (qualités secondes) et celles qui sont la cause de l’appréhension (qualités premières) — ce que nous appellerions, avec Wilfrid Sellars, l’image manifeste et l’image scientifique. Whitehead subvertit la bifurcation de la nature en recadrant la distinction entre composants «causaux» et «apparents» d’un objet en relation au cadre général de sa théorie des préhensions. Mais Whitehead ne rend pas compte (dans le détail) de la spécificité de la technique de préhension dans la constitution de la connaissance scientifique. Le faire nous aidera à saisir la spécificité non seulement de la pratique scientifique mais aussi, dans un registre différent mais étroitement apparenté, d’une pratique artistique telle que celle de Baier.

Les conclusions tirées par Gaston Bachelard concernant les implications épistémologiques de la géométrie non-euclidienne et de la physique post-classique pourraient paraître carrément opposées à celles de Whitehead, puisque Bachelard semble affirmer une distinction entre l’image scientifique et l’image manifeste. Par exemple, Bachelard déclare que «[l]e monde où l’on pense n’est pas le monde où l’on vit», le monde dans lequel nous pensons étant celui de la représentation scientifique et le monde dans lequel nous vivons celui de l’intuition ou de la perception sensorielle « quotidienne ». Ce que Bachelard appelle «la philosophie du non» est chargé de la stricte surveillance de cette distinction. «La philosophie du non», écrit-il, «se constituerait en doctrine générale si elle pouvait coordonner tous les exemples où la pensée rompt avec les obligations de la vie.» La philosophie du non est le terme employé par Bachelard pour une épistémologie scientifique capable de faire la distinction entre intuition et connaissance scientifique, et de se débarrasser des obstacles épistémologiques de la première qui sont des entraves à la seconde. «Les intuitions sont très utiles», affirme-t-il,  «elles servent à être détruites.»

Pour Whitehead et Bachelard, toutefois, la physique contemporaine nous force à rejeter les conditions de la détermination des objets posées par Kant dans La Critique de la Raison Pure. Tous deux soutiennent qu’il s’avère que ces conditions sont seulement attribuées à une classe particulière d’objets qui est relativement restreinte (par exemple, elle ne peut pas rendre compte des objets de la géométrie non-euclidienne ou de la physique post-classique). Et, avec Whitehead, Bachelard rejette le principe matérialiste vulgaire selon lequel il est possible d’attribuer une localisation simple à un objet : qu’«il est possible d’établir correctement la relation d’un corps matériel particulier à l’espace-temps en disant qu’il est exactement là, en ce lieu». Whitehead appelle ceci le sophisme du concret mal placé. Contre ce sophisme, Bachelard et Whitehead exigent tous deux que nous rendions compte de la constitution processuelle, relationnelle et dispersé des objets.

Au cœur de la théorie de la connaissance scientifique de Bachelard se trouve un effort pour réconcilier les revendications opposées des épistémologies rationalistes et empiristes. Il reconnaît que si l’on rejette l’effort kantien de déplacer l’opposition du rationalisme et de l’empirisme grâce à la philosophie transcendantale, alors la relation entre eux devra être repensée. Et ce problème nous aidera à conceptualiser la forme de la médiation qui en jeu dans l’œuvre de Baier.

«[L]a philosophie des sciences», affirme Bachelard,  «reste trop souvent cantonnée aux deux extrémités du savoir : dans l’étude des principes trop généraux par les philosophes, dans l’étude des résultats trop particuliers par les savants. Elle s’épuise contre les deux obstacles épistémologiques contraires qui bornent toute pensée : le général et l’immédiat. Elle valorise tantôt l’a priori, tantôt l’a posteriori, en méconnaissant les transmutations de valeurs épistémologiques que la pensée scientifique contemporaine opère sans cesse entre l’a priori et l’a posteriori, entre les valeurs expérimentales et les valeurs rationnelles.»

Ces «transmutations des valeurs épistémologiques» — une bascule entre l’a priori et l’a posteriori, le rationnel et l’empirique — exigent que nous comprenions que «l’empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la douleur.» «En effet», déclare Bachelard, «l’un triomphe en donnant raison à l’autre: l’empirisme a besoin d’être compris; le rationalisme a besoin d’être appliqué.» «L’un achève l’autre», de telle sorte que

«Penser scientifiquement, c’est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique, entre mathématiques et expérience. Connaître scientifiquement une loi naturelle, c’est la connaître à la fois comme phénomène et comme noumène.»

Pour Bachelard, la science joint l’expérience et la raison en exposant chacun aux impératifs de l’autre. C’est ce que Descartes manque dans son analyse de l’expérience du morceau de cire. Pour Descartes, c’est l’empirique qui est déplacé vers le rationnel, plutôt que l’un qui consent à l’autre. Pour user d’un terme employé en passant par Althusser, nous pourrions caractériser l’épistémologie de Bachelard comme un empirisme rationaliste.

Plus directement que Whitehead, Bachelard s’occupe de cette médiation particulière de la relation entre rationalisme et empirisme, théorie et pratique, qui constitue le « terrain épistémologique » de la science. Et cela nous ramènera à Baier. Ce que nous trouvons sur ce terrain, qui fait médiation entre empirisme et rationalisme, c’est la conjonction de la technique (techniques, technologie) et de la formalisation (démonstrations, formules, chaînes inscrites d’implications logiques). «Pour constituer un fait scientifique défini, il faut mettre en œuvre une technique cohérente» affirme Bachelard. Une technique cohérente joint la technique et la formalisation: une rigueur empirique rendue possible par l’application disciplinée des procédures et des instruments (la technique), une cohérence rationnelle attestée par des démonstrations lisibles (la formalisation). En extrapolant à partir de Bachelard, nous pourrions dire que ce qui fait la médiation entre la technique et la formalisation — ce sont des inscriptions. Rationalisme et empirisme sont joints, dans leur complémentarité complexe, grâce à des traces rétentionnelles de phénomènes traités techniquement et des relations entre signes mathématiques. Cette conjonction peut être représentée comme suit.

Pour Whitehead et Bachelard, il n’y a pas de paradoxe à affirmer que la connaissance scientifique est à la fois objective et construite.  Si «la philosophie du non» est la doctrine générale qui pourrait «coordonner tous les exemples où la pensée rompt avec les obligations de la vie», le terme «pensée» ne nous renvoie pas seulement à l’ «esprit» ou à la «raison», mais à la médiation pratique et a-subjective de la technique et de la formalisation qui est l’organon de cette coordination. Le terrain épistémologique de la science est celui de la technique de préhension : de la transformation des rétentions techniques en des chaînes formellement coordonnées de signifiants dont les relations sont sujettes à correction.

Nous commençons peut-être à voir comment cette rencontre avec la technique de préhension et son lien avec la formalisation — via le détour par l’épistémologie scientifique — pourrait informer notre compréhension de la photographie de Baier. Une photographie de l’exposition de 2006 de Baier, Traces, fournit une démonstration simple, un argument pour ainsi dire. La photographie s’intitule Préhension.

Nicolas Baier, Préhension, 2006

Nicolas Baier, Carte d’invitation, Exposition Traces, 2006

Dans Préhension, nous découvrons sous forme inversée l’arbre particulièrement tordu de la carte, comme s’il croissait à l’envers depuis le haut du cadre. Un texte de l’exposition donne une explication :

«Un ami et moi ébauchions les prémisses d’une vidéo au cimetière du Mont Royal. Tandis qu’il luttait pour filmer quelques rushes, j’ai repéré cet arbre magnifiquement émacié. Il semblait qu’il faisait de son mieux, malade et déformé comme il l’était, pour étreindre contre lui l’espace environnant.»

L’arbre opère la préhension de l’espace autour de lui, l’ «étreint»: c’est ainsi que Baier opère la préhension de l’arbre. Il lui semble que c’est comme si l’arbre le faisait. Dans la photographie, le cadre a été tronqué et le contraste ainsi que la couleur ont été ajustés (le ciel, du gris à un fond blanc pâle, la neige, qui se distingue plus clairement qu’elle ne le ferait contre un tronc d’un brun riche). Mais le geste principal de la photographie est simple : l’inversion spatiale de l’image en relation au cadre désoriente le spectateur, nous implique plus profondément dans la manière dont l’arbre est lui-même impliqué dans l’espace autour de lui, alors que nous essayons de trouver une prise dans cette image en l’absence d’un point d’appui gravitationnel. Dans ce cas, le processus de médiation technique réalise un renversement. Le traitement technique de Préhension, la photographie, entraîne une mimesis subtile de la préhension de l’arbre par Baier: de sa difformité et de son hésitation dans l’espace. Considérée à travers son titre, cette transformation relativement mineure de l’image numérique pourrait être prise pour coder réflexivement la manière dont un objet devient un objet technique (et un objet d’ «art») à travers la relation entre perception, affect, concept, et médiation technique. L’image est une concrescence de préhension qui met l’accent sur la capacité de la photographie de transformer un objet. Mais il le fait d’une manière qui nous amène étrangement près de l’objet en question, en enregistrant précisément sa morphologie. Il transforme un objet par l’intermédiaire d’une inscription exacte de ces qualités objectives qui rend sa transformation possible. L’image est à la fois objective et construite et c’est l’exactitude de la formalisation technique qui rend cette dialectique opérante, ce que Bachelard appellerait «une technique cohérente».

***

Une peinture rupestre, une météorite, un miroir opaque, un globe oculaire aveugle. Les sujets de la photographie de Baier sont des inscriptions primordiales, des objets extraterrestres, des surfaces abyssales, des sensations annulées. Son œuvre met en avant la capacité de la formalisation technique à transformer les objets à travers l’exactitude rétentionnelle des inscriptions numériques, et ainsi à rendre évidentes, bien que nulle part apparentes, des traces de leurs qualités premières. Affirmer, avec Meillassoux, que « tout ce qui de l’objet peut être formulé en termes mathématiques, il y a sens à le penser comme propriété de l’objet en soi» est penser la complicité de la technologie avec la raison dans la production d’un discours qui est inhumain et non-corrélationnel : un discours du dehors. Penser cette complicité de la raison et de la technique (qui est aussi penser la complicité du rationalisme et de l’empirisme) nous permet de penser la manière dont la technique et la formalisation fonctionnent comme le filtre non seulement de l’immédiateté phénoménale, mais aussi des restrictions formelles et catégoriques sur la constitution des objets que Whitehead et Bachelard reprochent à la philosophie critique de Kant. Nous pouvons dire que la formalisation technique est le crible du sujet transcendantal. C’est, je crois, ce que Bachelard voulait dire par «philosophie du non».

La technique de préhension situe la pensée à l’extérieur d’elle-même parce que, selon Stiegler, penser porte déjàson propre dehors dans le défaut de son origine, à cause de sa relation constitutive à la technique. Cette technicitédu penser, qui jette la pensée à l’extérieur d’elle-même avant qu’elle n’apparaisse à soi, est l’une des traces que Nicolas Baier photographie. C’est peut-être le vrai sujet de son œuvre, le non-site de ses enquêtes. Lorsque nous nous trouvons entourés par les restes d’un objet évanoui, ses traces médiatisées par des rétentions techniques qui permettent la reproduction de ses contours, nous nous trouvons forcés de penser au-delà de la simple localisation des objets, et au-delà de leur constitution par nos consciences. L’élan d’une telle pensée est ce que Bachelard nomme «une technique cohérente» qui maintient l’objet ensemble, dans son tracé évanoui, grâce à la technique de préhension. Rencontrer un tel objet absent, à la fois nulle part et partout présent, c’est le reconnaître à la fois comme objectif et construit : comme la médiation d’une existence réelle irréductible à un corrélat subjectif.

Pour Whitehead, séparer le réel en deux réalités différentes, celle de la physique spéculative et celle de l’intuition, c’est construire «deux natures», où «l’une est conjecture et l’autre rêve». Whitehead rejette ce schisme, alors que Meillassoux l’affirme. Mais tous deux échouent à théoriser adéquatement la manière dont c’est la technique de préhension qui médiatise la relation de ces «natures», ces deux côtés du réel divisé pensé par la modernité. Avec Stiegler, nous pouvons dire que la technique de préhension, en premier lieu, à la fois institue et effonde la pensée spéculative. Avec Bachelard, nous pouvons dire que la technique de préhension médiatise une dialectique du rationnel et de l’empirique qui constitue et construit l’objet en soi plutôt que l’objet pour-nous. En extrapolant à partir de Meillassoux, nous pouvons dire que la technique et la formalisation (une formule, une numérisation), organon du dehors, restituent la non-corrélation de la pensée. Avec et contre Whitehead, nous pouvons dire que la technique de préhension opère entre pensée spéculative et intuition, entre conjecture et rêve.

La technique de préhension, en projetant la pensée en dehors d’elle-même à partir du protostade du miroir sombre de l’inscription minérale de l’opacité monochrome d’une étoile noire, est l’ek-stase de la conjoncture et du rêve, le tracé de leur différance par une médiation inhumaine de rationalisme et d’empirisme. Arriver à une telle formulation, c’est non seulement penser avec Whitehead, Meillassoux, Bachelard et Stiegler, mais c’est aussi penser grâce à la photographie de Nicolas Baier.

Notes

1 Ray Brassier, Nihil Unbound: Enlightenment and Extinction (Basingstoke: Palgrave, 2007), 229.

2 Quentin Meillassoux, Après la finitude, Essai sur la Nécessité de la Contingence, Paris, Le Seuil, 2006, p. 155.

3 Quentin Meillassoux, Après la finitude, Essai sur la Nécessité de la ContingenceOp. cit. p. 37.

Ibid. p. 16.

5 Nicolas Baier, «Vanités» in Paréidolies / Pareidolias, Musée régional de Rimouski, 2009, p. 27.

6 Nicolas Baier, «Vanités» in Paréidolies / PareidoliasOp. cit. p. 27.

7 Jacques Lacan, «Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique» in Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 94.

8 Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, tr. S Spriel, Folio, Gallimard, p. 493-494. Cité par Clément Rosset, Le Réel : Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1997, p. 43.

9 Clément Rosset, Le Réel : Traité de l’idiotieOp. cit. p. 43.

10 Bernard Stiegler, La technique et le temps, t. 1, La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée / Cité des Sciences et de l’Industrie, 1994, p. 148.

11 Bernard Stiegler, La technique et le temps, t. 1, La faute d’EpiméthéeOp. cit. p. 152.

12 Communication par e-mail de l’auteur avec Nicolas Baier (3 novembre 2010).

13 Alfred North Whitehead, Procès et réalité : Essai de cosmologie, trad. D. Charles, M. Elie, M. Fuchs, J.-L. Gautero, D. Janicaud, R. Sasso et A. Villani, Paris, Gallimard, 1995, p. 344.

14 Alfred North Whitehead, Procès et réalité : Essai de cosmologieOp. cit. p. 343.

15 Bernard Stiegler, La Technique et le temps, t. 1, La faute d’EpiméthéeOp. cit. p. 163.

16 Ibid. p. 153.

17 À propos de l’ «orthothéticité» — l’exactitude rétentionnelle des inscriptions — et pour une enquête sur la situation de la technique contemporaine dans le cadre théorique développé par Stiegler dans La technique et le temps, t. 1, voir Bernard Stiegler, La technique et le temps, t. 2 : La Désorientation, Paris, Galilée, 1996.

18 Communication par e-mail de l’auteur avec Nicolas Baier (3 novembre 2010).

19 Cf. Mark B.N. Hansen, New Philosophy for New Media (Cambridge: MIT Press, 2004).

20 Cf. Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, traduction anglaise de Geoffrey Winthrop Young et Michael Wutz (Stanford: Stanford University Press, 1999).

21 Cf. N. Katherine Hayles, My Mother Was a Computer: Digital Subjects and Literary Texts (Chicago: Chicago University Press, 2005).

22 Communication par e-mail de l’auteur avec Nicolas Baier (3 novembre 2010).

23 Alfred North Whitehead, Procès et réalité : Essai de cosmologieOp. cit. p. 74.

24 Alfred North Whitehead, Procès et réalité : Essai de cosmologieOp.cit. p. 114.

25 René Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation seconde, Œuvres éd. Par C. Adam et P. Tannery (AT), Paris, Vrin/CNRS, 1964-1974 ; AT, IX, 24.

26 Alfred North Whitehead, Le Concept de Nature, préf. et trad. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998, ch. 2.

27 Wilfrid Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit, préf. R. Rorty et trad. Fabien Cayla, Paris, Editions de l’éclat, 1992.

28 Gaston Bachelard, La Philosophie du Non, Paris, PUF, 1940, p. 110.

29 Gaston Bachelard, La Philosophie du NonOp. cit. p. 110.

30 Alfred North Whitehead, La science et le monde moderne, trad. H. Vaillant et J.-M. Breuvart, Frankfurt / Paris / Lancaster, Ontos Verlag, Chromatiques whiteheadiennes IV, 2006, p. 52-53.

31 Gaston Bachelard, La Philosophie du Non, Paris, PUF, 1940, p. 4. 

32 Gaston Bachelard, La Philosophie du Non, Op. cit. p. 5.

33 Louis Althusser, «Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste» in Ecrits philosophiques et politiques, t.II, Stock, 1995.

34 Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1934, p. 172